Note de l’éditeur : LA PETITE BIBLIOTHEQUE SOCIALISTE
La Petite Bibliothèque Socialiste se composera de volumes in-12, contenant un minimum de 100 et un maximum de 150 pages de texte, imprimés en caractères elzéviriens, sur beau papier de luxe. Elle aura pour collaborateurs les meilleurs écrivains socialistes de l’époque, et son cadre sera accessible à tous les sujets. Nous imprimerons donc l’Histoire et le Roman socialiste, l’Economie et l’Hygiène sociale, les revues purement scientifiques et théoriques comme les ouvrages d’application et de pratique.
Les volumes paraîtront provisoirement à des époques indéterminées et le prix de librairie de chaque exemplaire est invariablement fixé à 1 franc.
ESSAI DE CATÉCHISME SOCIALISTE
par JULES GUESDE, rédacteur en chef de l’Egalité de Paris,
édité par la Librairie socialiste de HENRI KISTEMAECKERS, 60, Boulevard du Nord, Bruxelles,
déposé aux termes de la loi en 1878,
imprimé par A. LEFÈVRE, 9, rue St-Pierre, Bruxelles.
Lire Entre socialisme et catéchèse, Jules Guesde
Préface de l’éditeur
En dépit des persécutions, le socialisme est resté. Il n’a succombé à rien de ce qui tue, matériellement ou moralement. Il est invincible ; car c’est la vie nouvelle qui vient remplacer la vie caduque, c’est l’ébauche du développement nécessaire de la vie humaine.
Le socialisme a résisté non seulement à ses ennemis, mais à lui-même. Bien des idées fausses ont été rejetées, des données sérieuses acquises. Il a passé des rêves de l’enfance à une expérience chèrement payée, à une phase d’études sincères. Il persiste et, malgré les obstacles apportés à son expansion, la puissance que cette persistance atteste pénètre tous les esprits. Ceux qui l’ont autrefois raillé ou honni éprouvent maintenant à l’aspect de ce mystérieux colosse une crainte respectueuse. On commence à faire du socialisme sans le savoir, et, si acharnés politiciens soient-ils, les hommes d’Etat sentent bien qu’il y a là quelque chose avec quoi il faut compter.
De là , ces alternatives de concessions apparentes et de répressions implacables, qui n’empêcheront pas l’humanité, après une transformation sociale devenue inévitable, d’entrer dans la phase de civilisation supérieure, ou il n’y aura plus ni misère, ni servitude, ni ignorance populaire.
Car le socialisme est le dernier mot de la Révolution, par la réalisation des principes écrits, si vainement proclamés depuis près d’un siècle ; l’incarnation dans les faits sociaux de cette liberté, de cette égalité, de cette fraternité, restées jusqu’ici à l’état d’abstractions et si étrangement accouplées à la continuation de l’état monarchique en toutes choses, dans la famille, dans le gouvernement, dans les rapports sociaux. Il est surtout, et c’est là sa force, l’accomplissement de l’immense besoin, rendu plus urgent par les conséquences de la grande industrie, qui pousse vers la justice sociale les opprimés de tout ordre, les généréux de toute classe et les peuples de toute nationalité.
Cependant, tandis que le socialisme devient de plus en plus généralisateur, et passe à l’état de philosophie scientifique et expérimentale, ses manifestations restent particulières à tel pays, ou à telle théorie ; diverses écoles échangent de violentes polémiques, les forces restent éparpillées, et nul organe, du moins en langue française, la plus répandue en Europe, ne s’adresse à ce nombreux parti socialiste qui n’a d’autre programme que la réalisation de la justice, dans l’égalité et dans la liberté, et qui, tout en croyant à l’excellence, à la vérité de ce but, n’en croit pas moins la recherche utile et le progrès nécessaire.
Les lignes qui précèdent sont tirées d’un prospectus par lequel la Rédaction du « Socialisme Progressif » annonce au public la prochaine apparition de cette Revue. Nous avons cru devoir les reproduire ici, parce que nous adhérons entièrement à ce qui s’y trouve énoncé. Convaincu de notre côté que la propagande socialiste éprouve de plus en plus le besoin de s’affirmer en face de l’insolence de la Réaction, et que cette propagande devra surtout se faire sous forme de livres et d’écrits périodiques, nous avons décidé de créer une Petite Bibliothèque socialiste, que nous inaugurons aujourd’hui.
Le premier volume de cette collection est, et devait être un Catéchisme socialiste, un Manuel à la portée de tous, et où tous puissent trouver l’énoncé des premières réformes qui doivent guider à la Régénération de la société de l’avenir. C’est ce livre que nous avons demandé à un vétéran de la cause socialiste, au citoyen Jules Guesde, qui a répondu à notre appel avec empressement. Lecteur, à vous la tâche de faire vivre notre Petite Bibliothèque socialiste, à vous de la recommander à vos connaissances et amis. Forts de votre appui, nous défions la Réaction tout entière, et nous nous rions de ceux que la haine poussera à vouloir entraver notre propagande révolutionnaire.
LE CATÉCHISME DU SOCIALISTE
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre 1Â : De l’homme
Chapitre 2Â : De l’individu
Chapitre 3 : Du libre-arbitre, de la responsabilité, du bien
Chapitre 4 : De l’éducation
Chapitre 5 : De la liberté
Chapitre 6 : De la propriété
Chapitre 7Â : Du travail
Chapitre 8Â : De la famille
Chapitre 9Â : De l’Etat
Chapitre 10 : De la société
Chapitre 1 : DE L’HOMME
Demande : Qu’est-ce que l’homme ?
Réponse : L’homme est le dernier terme de la série animale. Comme tous les autres animaux, il est composé de besoins qu’il tend à satisfaire de plus en plus complètement et de facultés que, pour la satisfaction de plus en plus complète de ses besoins, il tend à développer de plus en plus complètement [1].
Cette double tendance, qui constitue ce qu’on appelle selon le cas PERFECTIBILITÉ ou PROGRÈS, ne lui est pas particulière, comme on l’a cru longtemps, mais existe chez lui à un degré supérieur.
Demande : L’homme ne se distingue-t-il que par une plus grande perfectibilité ?
Réponse : Non, il existe entre l’homme et les autres espèces animales des différences essentielles.
Demande : Quelles sont ces différences ?
Réponse :
- L’homme ne peut être homme, c’est-à -dire remplir la loi de sa nature éminemment progressive que sous l’action, avec l’aide de ses semblables, dans leur société.
Isolé, individuellement, il ne lui est pas possible de satisfaire ses besoins et de développer ses facultés AU DELA D’UNE LIMITE TRÈS RESTREINTE. Dépossédé de la parole, qui n’a aucune raison, aucun moyen de sortir du cri, il n’est pas même prouvé qu’il prenne la position verticale. Quelque activité d’autre part que développe chez lui le besoin, ses seules forces ne lui permettent pas d’autre habitation que. les grottes naturelles, d’autre vêtement que le feuillage adamique ou la peau de bête de l’âge de pierre. C’est le plus misérable des animaux. Les autres individus des autres espèces, au contraire, ne sont pas diminués par l’isolement, qui, loin de nuire à la satisfaction de leurs besoins, la rend plus complète et plus facile. Et de même qu’il leur est possible de pourvoir à toutes les exigences de leur organisme sans le concours de leurs congénères, ils peuvent atteindre leur maximum de développement individuellement, sous le seul empire de la nécessité. L’état social ou collectif, en un mot, est l’état naturel, nécessaire et constitutif de l’espèce humaine, comme l’état individuel est l’état normal des autres espèces.
- L’antagonisme d’intérêt qui domine les individus des autres espèces, les oppose directement et fatalement les uns aux autres dans la satisfaction de leurs besoins, et ne leur permet de se conserver et de se développer qu’au détriment les uns des autres, n’existe pas, au moins avec son caractère de nécessité, dans l’espèce humaine, entre les membres de laquelle il y a, il peut y avoir harmonie, communauté, solidarité d’intérêt. Étant donné par exemple un certain nombre de bÅ“ufs ou de moutons sur une certaine étendue de prairie, il est certain que l’intérêt de chacun de ces moutons ou de ces boeufs sera en opposition avec l’intérêt de ses compagnons de pâture, que l’herbe dévorée par chacun d’eux sera enlevée à la faim présente ou à venir des autres, qui en seront d’autant plus pauvres. Étant donné d’autre part un chiffre d’hommes sur un espace limité du sol terrestre, chacun de ces hommes ne satisfera pas nécessairement ses besoins au détriment de ceux de ses compagnons. Il se peut, l’expérience démontre, que chacun d’eux sera plus riche, mieux nourri, mieux vêtu, mieux logé qu’un homme qui aurait eu la possession isolée de cette même étendue de terrain, ou d’une étendue double, triple.
Demande : Pourquoi la perfectibilité est-elle plus grande chez l’homme que chez l’animal ?
Réponse : Parce que l’homme ayant la possibilité de diriger les forces de la nature de façon à lui faire produire les objets qui lui manquent, aucune limite n’est imposée à la satisfaction de plus en plus complète de ses besoins, et par suite au développement de plus en plus complet de ses facultés. Pendant que l’animal est limité dans la satisfaction de plus en plus complète de ses besoins, par la quantité des produits existant naturellement, et dans le développement de plus en plus complet de ses facultés par le maximum de satisfaction fixée à ses besoins.
Demande : Pourquoi l’état social ou collectif est-il l’état normal de l’homme, et l’état individuel celui de l’animal ?
Réponse : Parce que l’animal n’ayant pour satisfaire ses besoins que ce qui lui est fourni spontanément par la nature extérieure, et toute son activité se bornant à récolter, aucune combinaison d’efforts ne se trouve pour cela indispensable ; l’action individuelle suffit. Tandis que, pour suppléer à l’insuffisance des produits naturels, l’homme étant capable d’appliquer son activité à la production des choses nécessaires à sa conservation et à son développement, ce travail exige la réunion, l’association des efforts individuels, l’action commune.
Demande : Pourquoi l’antagonisme qui règne fatalement chez l’animal entre les membres d’une même espèce, fait-il, peut-il faire place chez l’homme à l’harmonie, à la communauté, à la solidarité des intérêts ?
Réponse : Parce que l’animal consomme sans produire, c’est-à -dire sans accroître, ni même renouveler la somme des objets nécessaires à la satisfaction de ses besoins et que, le champ de la consommation se trouvant ainsi limité, moins sont nombreux les individus qui y ont accès et plus la part de chacun est considérable, plus ils sont nombreux et plus la part de chacun est restreinte. De cet état de choses, de l’impossibilité pour l’individualité animale de satisfaire ses besoins sans réduire la somme des objets nécessaires à la satisfaction des besoins des autres individualités de même espèce, nait la fatalité de la concurrence vitale, de la lutte pour l’existence, non pas seulement extérieure, c’est-à -dire entre l’espèce et tout ce qui n’est pas elle, mais intérieure, dans le sein même de l’espèce, entre les individus qui la composent. La consommation exclusive fait de l’animal l’ennemi de son semblable : ANIMAL ANIMALI LUPUS ! [2]
L’homme, au contraire, est à la fois consommateur et producteur, c’est-à -dire qu’il peut satisfaire ses besoins sans réduire la somme des objets nécessaires à la satisfaction des besoins de ses semblables en reproduisant par le travail ce qu’il a pu consommer ; il est même susceptible de produire plus qu’il ne consomme. Et, comme cet excédant de la production sur la consommation augmente d’autant plus et d’autant plus vite que le travail est moins individuel, plus coopératif ou combiné, c’est-à -dire que l’accord, l’entente, la coopération est plus complète dans un plus grand nombre d’hommes [3], l’homme, en tant que travailleur, au lieu d’être un ennemi pour l’homme, se trouve être un auxiliaire plus qu’utile, indispensable : HOMO HOMINI DEUS [4]. En d’autres termes, le caractère non plus destructif, mais productif de la concurrence vitale, ou de la lutte pour l’existence que l’homme soutient contre tout ce qui n’est pas lui, lui permet de ne pas entrer en concurrence vitale, en lutte pour l’existence avec ses semblables ; et la productivité d’autant plus grande de cette concurrence, de cette lutte avec la nature extérieure, que l’espèce humaine est moins divisée et plus unie, en identifiant l’intérêt individuel et l’intérêt commun, donne lieu à la solidarité.
Demande : Ainsi, toutes les différences que nous avons dà » signaler entre l’homme et l’animal se résolvent dans la productivité humaine opposée à la destructivité animale ?
Réponse : Oui, la productivité, le travail est ce qui distingue notre espèce. Sans travail, pas de perfectibilité plus grande ; sans travail, pas de société ; sans travail, pas de solidarité et par conséquent pas d’homme.
Demande : Quelle est la fin de l’homme ?
Réponse : Le bonheur, qui consiste, pour tout être organisé et pour l’homme, par suite, dans la satisfaction de plus en plus complète de l’intégralité de ses besoins.
Demande : Tous les hommes peuvent-ils l’atteindre ? ou, comme n’a pas craint de l’affirmer une prétendue science sur la foi d’un prétendu savant, l’impossibilité de faire croître aussi rapidement que l’espèce humaine les moyens de satisfaire ses besoins physiologiques, ne la rendrait-elle, cette fin, accessible qu’à un petit nombre, de plus en plus restreint ?
Réponse : Non seulement tous les hommes peuvent l’atteindre, mais aucun homme ne saurait l’atteindre isolément, en ce sens que ses besoins affectifs et intellectuels ne pouvant trouver leur satisfaction dans un milieu livré à une souffrance injustifiable, son bonheur, limité à la seule satisfaction de ses besoins physiologiques, serait toujours incomplet. Et si jusqu’à présent, ce bonheur, même incomplet, qui résulte de la satisfaction des besoins physiologiques de l’homme, a été le partage d’un si petit nombre, ce n’est pas à l’impossibilité d’égaler la production à la consommation qu’il faut l’attribuer [5], mais aux conditions dans lesquelles se sont opérées jusqu’à présent la production et la répartition des produits.
Chapitre 2 : DE L’INDIVIDU
Demande : Qu’est-ce que l’individu ?
Réponse : L’individu qu’on a voulu définir : « l’homme lui-même considéré isolément », comme si en dehors de la société de ses semblables l’homme pouvait être autre chose que le dernier des animaux, et comme si, isolé dans le temps et l’espace, sans hommes qui l’aient précédé et dont il soit la suite, ce dernier des animaux pouvait même exister ! L’individu est l’homme considéré dans ses rapports avec ses semblables, en comprenant dans ce dernier terme, non-seulement les hommes qui composent momentanément l’espèce, mais l’ensemble des hommes passés, présents et futurs ou l’espèce elle-même.
Demande : L’homme individuel a-t-il des droits ?
Réponse : Comme homme, l’individu a des besoins dont la satisfaction est la condition SINE QUA NON de sa conservation et qui ne sauraient être satisfaits qu’au moyen des phénomènes et agents de la nature extérieure ou à l’aide de la terre et de ses produits. D’où le droit à l’individu de faire servir la terre et ses produits aux exigences de son organisme, ou son droit sur les choses.
L’individu, d’autre part, a des facultés ou forces qui sont par lui exercées et développées naturellement sous l’empire du besoin et dont l’exercice et le développement ne sont pas moins indispensables à sa conservation qu’à la réalisation de ce qui constitue la fin de l’homme, le bonheur. D’où le droit à l’individu d’user de ses facultés, de disposer de ses forces physiques et morales ; en un mot d’agir, ou son droit sur lui-même.
Demande : Ce double droit de l’individu sur lui-même et sur les choses est-il absolu, sans limite ?
Réponse : Il le serait si l’individu était, pouvait être cet homme isolé sorti des masturbations de la métaphysique. Mais comme il n’en est rien, qu’un homme suppose, exige d’autres hommes, non seulement dans le temps mais dans l’espace, les droits de cet homme sont nécessairement limités par les droits des autres hommes.
- Le droit de l’individu sur les choses est limité par le droit égal des autres individus nés ou à naître sur les mêmes choses, ce qui revient à dire qu’il ne saurait être permis à aucun homme de satisfaire ses besoins aux dépens de la satisfaction des besoins d’autrui.
- Le droit de l’individu sur lui-même, est limité par le droit égal des autres individus nés ou à naître sur eux-mêmes, ce qui revient à dire qu’il ne saurait être permis à la liberté d’action de personne de s’exercer au détriment de la liberté de qui que ce soit.
Cette double limite du droit individuel constitue les premiers devoirs de l’individu, devoirs qui, si négatifs qu’ils puissent paraitre au premier abord, puisqu’ils se bornent à ne pas nuire à autrui, n’en sont pas moins d’une importance capitale et entraînent avec eux :
- L’égalité, puisque sans nuire à la satisfaction des besoins d’autrui, personne ne saurait jouir, sur la somme des objets correspondants aux exigences de la nature humaine qui peuvent exister, d’une part plus grande que celles des autres hommes coexistants ;
- Le travail, puisque, même en ne jouissant que de la part qui lui revient et en n’entravant pas, par suite, la satisfaction des besoins de ses contemporains, l’individu, s’il ne reproduisait pas ce qu’il consomme, se trouverait entraver la satisfaction des besoins de ses successeurs ;
- Le respect de sa propre personne, tant physique que morale, à laquelle l’individu ne saurait nuire par aucun abus sans nuire en même temps à la liberté d’action de sa descendance.
Demande : L’individu n’a-t-il pas d’autres devoirs ?
Réponse : Si, parce qu’il n’a pas avec ses semblables que des rapports de contiguïté et de succession, mais encore et surtout des rapports de dépendance.
Aujourd’hui même, malgré la monstrueuse inégalité qui préside à cette distribution, abandonnée au hasard de la naissance, il n’existe pas un individu qui ne dépende plus ou moins :
- De l’espèce, représentée par la série des hommes antérieurs, dont il a reçu des moyens de satisfaire ses besoins ou des instruments de production plus nombreux et plus productifs
- De l’espèce, représentée par ses contemporains, dont il a reçu un développement qui, si incomplet qu’il a pu être, n’en est pas moins ce qui l’a sorti de l’animalité et l’a fait homme.
D’où de nouveaux devoirs essentiellement actifs :
II a reçu, donc il doit !
- A l’espèce, représentée par ses contemporains, il doit d’être pour ceux-ci un agent de développement, comme à l’espèce représentée par la série de ses successeurs, il doit de laisser un capital matériel et moral plus considérable que celui qui lui a été remis.
- Mais, pour que l’individu puisse remplir ces nouveaux devoirs, n’est-il pas d’absolue nécessité qu’il soit pourvu à la satisfaction de ses besoins ou à sa conservation jusqu’à ce qu’il soit en mesure d’y pourvoir lui-même ? N’est-il pas encore évident que plus ses facultés auront été développées, plus il pourra servir d’agent au développement d’autrui et accroître le capital matériel et moral à transmettre ?
D’où de nouveaux droits pour l’individu :
- Le droit, non plus seulement à la satisfaction de ses besoins par l’application de sa propre activité, mais, jusqu’à ce qu’il soit capable de travail, à la satisfaction de ses besoins au moyen de l’activité d’autrui ;
- Le droit, non plus seulement au développement de ses facultés dans la mesure très restreinte de son initiative personnelle, mais au développement maximum de ses facultés par le moyen de ses semblables.
Demande : La société n’est donc pas pour l’individu seulement restrictive de ses droits ?
Réponse : Non ! pendant qu’à un certain point de vue elle semble restreindre le droit individuel, la société de l’homme l’étend en réalité considérablement en en faisant le droit pour chacun au plus complet développement de ses facultés et à l’égale satisfaction de la totalité de ses besoins au moyen du travail d’autrui d’abord, au moyen de son propre travail ensuite.
Chapitre 3 : DU LIBRE-ARBITRE, DE LA RESPONSABILITÉ, DU BIEN
Demande : Qu’entend-on par libre-arbitre ?
Réponse : La faculté attribuée à l’homme, à l’exclusion de tous les autres êtres organisés, de choisir entre deux ou plusieurs actes offrant une inégale somme d’avantages et de se déterminer pour celui qui lui paraît le moins avantageux ou le plus nuisible.
Demande : Le libre-arbitre existe-t-il ?
Réponse : La réponse à cette question est contenue dans la définition, même du libre-arbitre. Non, le libre-arbitre n’existe pas, ne peut pas exister. Tous les actes de l’homme sont soumis à LA NÉCESSITÉ DU MIEUX ou de ce qui apparaît comme tel, à laquelle le théisme de Leibnitz était obligé de subordonner même l’action divine.
Soutenir le contraire, c’est prétendre qu’il puisse y avoir des effets sans cause, des phénomènes sans phénomènes précédents qui les aient déterminés et dont ils ne sont que la suite ou la transformation ; pour ne pas dire l’équation ; c’est contredire la physique dans sa loi la plus universelle et la plus incontestable, celle de la pesanteur et admettre que le fléau de la balance n’incline pas toujours et nécessairement du côté du plateau le plus chargé ; c’est être, en un mot, un imbécile ou un imposteur.
Demande : Est-ce à dire que nos actes ne soient pas volontaires, l’effet de notre volonté ?
Réponse : En aucune façon, mais la volonté que l’A PRIORI théologique ou métaphysique voudrait transformer en LIBERTÉ de VOULOIR n’est, n’a jamais été et n’a jamais pu être que la FACULTÉ de VOULOIR. C’est le fléau de la balance essentiellement passif, incapable par lui-même d’inclinaison que font fléchir, comme autant de poids accumulés dans le même plateau ou opposés les uns aux autres dans des plateaux différents, nos désirs, nos craintes, etc. Nos volontés pour tout dire, sont motivées, déterminées ; elles n’ont rien d’arbitraire. Et l’homme n’est pas libre de ne pas vouloir ce qui lui paraît le plus avantageux ou le meilleur [6].
Demande : Que devient dans ce cas la responsabilité humaine ?
Réponse : Elle s’évanouit comme un mensonge qu’elle est. L’homme n’étant et ne pouvant être qu’une double résultante, la résultante de son organisme qu’il n’a pas fait et qu’il subit, et la résultante de l’éducation, du milieu, qu’il n’a pas davantage choisi et qu’il subit également ; ses actes, d’autre part, n’étant, sauf les déviations et les modifications que peuvent leur imprimer les résistances du milieu particulier dans lequel ils s’accomplissent, que les effets nécessaires de sa constitution physique et morale, il y a autant de sottise et d’injustice à le rendre responsable de ce qu’il a pu faire, à le lui reprocher ou à l’en louer, qu’à louer la fleur d’embaumer et qu’à reprocher au feu de brà »ler, à l’eau de mouiller, etc...
Demande : A défaut de la science, la conscience ou ce qu’on appelle ainsi, ne proteste-t-elle pas contre une pareille conclusion ? L’indignation, par exemple, que nous ressentons contre certains hommes, à la vue ou au récit de certains actes, ne peut-elle pas et ne doit-elle pas être considérée comme une preuve de la responsabilité humaine ?
Réponse : Pas plus que le ressentiment manifesté par l’enfant contre le meuble auquel il s’est heurté, la satisfaction qu’il éprouve à le battre, ne prouvent la responsabilité du meuble.
Ce qu’il y a de naturel, de vrai, par suite, dans l’impression produite sur nous par le spectacle d’un acte anti-humain, c’est d’une part l’étonnement : notre esprit, habitué par l’éducation à d’autres rapports entre les hommes, est pour ainsi dire blessé par l’anormalité du fait. La première fois que notre regard est tombé sur un cul-de-jatte, il n’a pas été autrement affecté. C’est d’autre part la peur ; nous nous sentons instinctivement menacés par cette violation de la forme sociale et nous éprouvons le désir, le besoin de nous en garantir et d’en empêcher le retour. De là , la répulsion, l’horreur que nous inspire son auteur (et que ne nous inspire pas le cul-de-jatte) et la satisfaction avec laquelle nous apprenons qu’il a été puni, en d’autres termes qu’il n’est plus à craindre. C’est enfin la pitié pour la victime, QUI AURAIT PU ÊTRE NOUS.
Mais, l’indignation proprement dite est apprise. Elle est le résultat logique de la croyance absurde dans laquelle nous avons été élevés que l’homme, qui nous a étonné et effrayé était libre d’agir autrement, et disparaîtra avec une connaissance plus complète de l’organisme humain, comme disparaît avec l’âge et l’expérience chez l’enfant jusqu’à l’idée de demander compte aux choses du dommage qu’il a pu éprouver à leur contact.
J’en dirai autant du remords, qui n’a pas de sens en dehors du regret de l’action commise et doit être inconnu à l’homme digne de ce nom.
Que nous regrettions certains de nos actes, en ce sens que nous préférerions ne pas les avoir commis, rien de plus explicable et de plus juste, sinon de plus utile. Mais là s’arrête la partie humaine, positive du phénomène. Si je constate en effet que j’ai méconnu mon véritable intérêt, que j’ai eu tort, c’est que les influences sous lesquelles j’ai agi sont dissipées ; c’est que les mobiles auxquels j’obéissais ont fait place à d’autres, l’idée de la jouissance qui m’attendait à l’idée des conséquences que cette jouissançe épuisée peut ou doit entrainer ; c’est que je sais aujourd’hui ce que je ne savais pas hier ; c’est qu’au mieux qui a déterminé ma volonté passée a succédé un autre mieux également irrésistible ; c’est que je suis un homme nouveau. Et je ne saurais raisonnablement reprocher au moi d’hier de ne pas avoir été le moi d’aujourd’hui, à l’homme qui ne savait pas de n’avoir pas agi comme l’homme qui sait, au ventre affamé de n’avoir pas eu les oreilles du ventre assouvi.
Demande : Le libre-arbitre et la responsabilité disparus, quelle distinction faites-vous entre un honnête homme et un coquin, entre un Condorcet et un Tropmann ?
Réponse : La distinction que je fais et que tous font entre tout ce qui contribue à la conservation et au développement, de l’être humain et tout ce qui leur fait obstacle, entre la plante salutaire que l’on cultive et la plante nuisible que l’on jette au feu, entre l’animal utile que chacun apprécie et recherche et l’animal dangereux que l’on abat.
Avec cette différence cependant en faveur de l’homme dangereux ou nuisible, c’est que, comme il n’est pas une nécessité de la nature humaine, mais un accident, le fait de facultés incomplètement développées, sinon de besoins non satisfaits, il peut donner lieu à précaution, à correction, jamais à suppression.
Demande : La conclusion de ce qui précède n’est-elle pas l’abolition immédiate des récompenses accordées aujourd’hui à ce qu’on appelle vertu et mérite, et des châtiments attachés au vice et au crime ?
Réponse : Nullement. L’espoir de la récompense et la crainte du châtiment étant autant de mobiles (indirects, extérieurs, extrinsèques, il est vrai) au bien, châtiments et récompenses peuvent être maintenus. Ils doivent même l’être dans une certaine mesure et sous une certaine forme jusqu’à ce que, par suite de l’équilibre de ses facultés demandé à leur développement intégral et par suite de l’accord rétabli entre l’intérêt de chacun et l’intérêt de tous au moyen de l’égale satisfaction des besoins de chacun, l’homme, en recherchant son intérêt particulier, se trouve toujours satisfaire l’intérêt général, et l’individu fasse le bien spontanément.
Demande : Qu’est-ce que le bien ?
Réponse : Le bien, que les faiseurs de morale de tous les temps n’ont su placer que dans le sacrifice, le sacrifice de soi-même à autrui ou le sacrifice d’autrui à soi-même, est ce qui est conforme à la nature de l’homme, à l’intérêt de tous et de chacun. L’utilité générale, qui ne saurait être telle qu’autant qu’elle comprend l’utilité particulière ou individuelle, est le seul CRITÉRIUM des actions humaines, qui sont bonnes ou mauvaises, morales ou immorales, selon qu’elles présentent ou non ce caractère, ou, ce qui revient au même, selon qu’elles peuvent ou non être généralisées, universalisées, sans nuire ni à l’espèce ni à aucun des individus qui la composent dans l’espace et dans le temps.
Chapitre 4 : DE L’ÉDUCATION
Demande : Qu’est-ce que l’éducation ?
Réponse : L’éducation est développement et direction. Développer le plus possible l’intégralité des facultés de chaque homme ou, si l’on aime mieux, la totalité de ses forces musculaires et nerveuses, et les diriger vers le bien, c’est-à -dire vers ce qui est le plus utile à chacun et à tous, elle ne consiste pas en autre chose.
Demande : Comment se développent les facultés physiques ou morales ?
Réponse : Par l’exercice. Exercer un muscle, c’est développer l’activité de ce muscle, exercer un esprit ou un cerveau, c’est développer l’activité de ce cerveau ou de cet esprit.
Demande : Par quoi est déterminé ou provoqué cet exercice des facultés ?
Réponse :
- Par les exigences de l’organisme ou les besoins ;
- Par la satisfaction que trouve l’organisme dans l’exercice même de ses facultés.
C’est la faim, par exemple, qui, encore aujourd’hui, amène l’animal non domestiqué à remuer les muscles de ses jambes, à exercer, à développer ses facultés de locomotion, et la satisfaction éprouvée par lui dans ce premier exercice, dans ce premier développement, s’ajoute, comme un nouveau mobile, au besoin, pour continuer et activer cette éducation essentiellement autonomique. Ce sont également les exigences de son organisme, auxquelles s’est jointe la satisfaction éprouvée par lui dans ce premier exercice, et dans ce premier développement, qui ont amené l’homme, pendant sa longue période d’animalité, à exercer, à développer ses diverses facultés ; Et comme ces diverses exigences ne se produisaient et ne se produisent encore aujourd’hui que successivement, que les besoins physiques précèdent de beaucoup les besoins moraux, ce sont ses facultés physiques que l’homme a d’abord exercées et développées, comme ce sont elles qu’il exercerait et développerait les premières encore aujourd’hui, s’il ne s’était pas élevé au rang humain ou social et devait faire individuellement son éducation, mais il y a longtemps qu’à cette action naturelle et successive des besoins et de la jouissance attachées à l’exercice, au développement de toute faculté, s’est substituée une action artificielle et simultanée, qui s’exerce sur chacun de nous par l’initiative et l’intermédiaire de nos semblables et qui, en matière d’exercice et de développement des facultés humaines, constitue l’éducation proprement dite, essentiellement altruiste.
C’est ainsi que ce n’est pas de l’incitation naturelle de la faim, de la soif ou de tout autre besoin physique, que l’homme, que les hommes qui entourent l’enfant attendent l’exercice, le développement de ses facultés, même physiques, mais qu’ils exercent, qu’ils développent son activité musculaire a priori, pourrait-on dire, en vue, des besoins que, devenu homme, il lui faudra satisfaire personnellement. C’est ainsi surtout que ce n’est pas de l’incitation naturelle des besoins, moraux (intellectuels et affectifs ou sympathiques) qui s’éveillent les derniers chez l’homme-individu comme ils se sont éveillés les derniers chez l’homme-espèce, que les hommes qui entourent l’enfant attendent l’exercice, le développement de ses facultés morales, mais qu’ils exercent, qu’ils développent son intelligence et son affectivité dès le principe, en même temps que ses muscles.
Demande : Comment l’homme peut-il déterminer, provoquer l’exercice et le développement des facultés physiques et morales chez son semblable ?
Réponse : De la seule manière dont il lui soit possible d’agir sur l’homme, en créant autant de mobiles à son activité physique et morale, en lui faisant trouver un avantage ou en lui démontrant l’avantage qu’il trouvera à exercer, à développer ses facultés. Les besoins, avons-nous dit, déterminent et provoquent naturellement l’exercice des facultés ; augmenter l’intensité des besoins existants, éveiller les besoins qui dorment encore, en créer de nouveaux, voilà une première série de moyens dont l’homme dispose pour l’éducation de son semblable. Tout exercice, tout fonctionnement d’une faculté, avons-nous dit encore, est accompagné d’une jouissance sui generis : donner l’idée de cette jouissance à l’enfant qui ne la soupçonne pas, la lui rappeler s’il l’a oubliée, voilà une autre série de moyens d’éducation, pour ne pas parler des moyens coercitifs qui, sauf de rares exceptions, deviennent de plus en plus inutiles ou dangereux,
Demande : Vous avez dit que la première partie de l’éducation consistait à développer le plus possible l’intégralité des facultés de chacun. Pourquoi le plus possible ?
Réponse : Parce que les facultés n’étant que des forces, plus elles seront développées et plus l’individu et la collectivité dont il fait partie auront de facilités, de moyens de satisfaire leurs besoins.
Demande : Pourquoi l’intégralité des facultés ?
Réponse : Pour la même raison, parce que toute faculté ou force non développée équivaut à une perte sèche pour l’individu et pour la collectivité, diminués d’autant ; et pour une autre raison, plus décisive encore s’il est possible parce que du seul développement parallèle, égal de toutes les facultés tant de l’ordre physique que de l’ordre moral, peut résulter cet équilibre intérieur entre les diverses forces individuelles, ce contrôle des unes par les autres qui est la première et la plus puissante direction qui puisse leur être imprimée vers le bien. Sans un développement correspondant, proportionnel des différentes forces humaines, il y aura nécessairement abus de l’activité musculaire, intellectuelle ou affective, développée à l’exclusion des deux autres et laissée par suite sans contrepoids, et de ces abus, qui éclatent à toutes les pages de l’histoire [7], l’individu ne souffrira pas moins que la collectivité.
Demande : Pourquoi de chacun ?
Réponse : Pour deux raisons du même genre :
- Parce que tout individu dont les facultés ou les forces ne sont pas développées représente pour la collectivité, et pour chacun des individus qui la composent, autant de facilités, de moyens de moins pour satisfaire ses besoins ;
- Parce que l’équilibre intérieur, établi entre les facultés individuelles au moyen de leur développement simultané et intégral, se trouverait rompu extérieurement si l’activité musculaire, intellectuelle et affective de chacun ne trouvait pas un contrepoids dans l’activité affective, intellectuelle et musculaire de tous également développée, et que la porte serait de nouveau ouverte aux abus et aux désordres, non moins contraires à l’utilité générale qu’à l’utilité particulière [8].
Demande : En dehors de cet équilibre intérieur et extérieur résultant de leur égal développement en chacun et en tous, comment les facultés humaines peuvent-elles être dirigées vers le bien, ce qui constitue la seconde partie de l’éducation ?
Réponse : Par la connaissance du bien que donnent :
- L’expérience personnelle ;
- L’expérience accumulée des générations successives, ou la science.
Tout organisme recherche naturellement ce qui lui est utile ou lui paraît tel, et si ce qui paraît utile à l’individu l’était réellement et toujours, les facultés de chacun, une fois développées et équilibrées, n’auraient pas besoin d’être guidées ou dirigées : elles iraient d’elles-mêmes et toujours à l’utile, au bien. Mais il n’en est rien ; l’apparence est souvent trompeuse, et le fait seul, les conséquences du fait, c’est-à -dire de l’application des facultés, peuvent établir que ce qui paraissait utile était réellement tel et doit continuer à être recherché. C’est l’expérience personnelle, la seule que connaisse l’animal, qui, en matière de direction des facultés, constitue l’éducation naturelle.
Mais, outre qu’elle ne saurait enseigner que lentement, pas à pas, à l’individu la direction à imprimer à ses facultés, comme elle est limitée dans le temps et dans l’espace, l’expérience personnelle ne saurait lui apprendre que ce qui lui est utile momentanément, et en partie ; en très petite partie. Par elle il peut finir par savoir qu’il est bien, qu’il lui est utile d’appliquer ses facultés affectives au petit nombre de ceux qui l’entourent immédiatement de leurs soins, dont les services sont visibles, tangibles, de tous les instants ; ou qu’il est bien, qu’il lui est utile d’appliquer ses facultés musculaires ou intellectuelles à la production des choses nécessaires à la satisfaction de ses besoins, dans la limite de ses besoins.
Mais qu’il soit bien, qu’il lui soit utile d’étendre indifféremment le cercle de son amour pour ses semblables et d’y faire entrer l’humanité tout entière qui vit en lui, et dans laquelle et de laquelle il vit, tout en ne s’en rendant pas compte directement, ou qu’il soit bien, qu’il lui soit utile de produire, plus qu’il ne consomme parce que, de même que le progrès n’a été possible dans le passé que par un excédant de la production sur la consommation, le progrès dans le présent et dans l’avenir ne saurait s’accomplir qu’autant que la production continuera à excéder la consommation et que le capital de notre espèce ira augmentant, c’est ce qu’il ne saurait obtenir de sa propre expérience et ce que peut seule lui apprendre l’expérience additionnée de ses semblables dans le temps et dans l’espace, ou la science.
La détermination du véritable objet de l’activité humaine ou la connaissance du bien, de ce qui est utile à l’individu et à l’espèce, est le fait de la science qui est et doit devenir de plus en plus le souverain maître de l’éducation humaine, en tant que direction des facultés.
Demande : Suffit-il que l’homme connaisse le bien pour qu’il y applique ses facultés intégralement développées ?
Réponse : Non, il faut encore qu’il ait intérêt à appliquer ses facultés au bien, c’est-à -dire que ce que l’expérience collective ou la science lui a démontré théoriquement être le plus utile à lui-même et à l’espèce soit réellement ce qui lui est le plus utile à lui-même. Il faut, en d’autres termes, que le milieu dans lequel se meut l’individu soit tel que ce qui est le plus utile à tous soit également ce qui est le plus utile à chacun ; sinon, si la société mettait en opposition l’intérêt collectif et l’intérêt individuel, tout le fruit de l’éducation serait perdu [9].
Demande : Qui doit-être chargé de l’éducation ? Est-ce la famille, est-ce la société ?
Réponse : Pour répondre à cette question, il suffit de se rappeler ce qu’est l’éducation et de se demander qui de la société ou de la famille a le plus d’intérêt à développer le plus possible l’intégralité des facultés de l’enfant et qui a le plus d’expérience ou de science pour diriger ses facultés vers ce qui est le plus utile à chacun et à tous.
Or, pour ne pas parler de la famille actuelle, fondée sur le sacrifice constant et nécessaire de l’enfant aux besoins et à l’ignorance - ou aux préjugés - du père et de la mère, il n’est pas douteux :
- Qu’en tant que groupe temporaire, destiné à se dissoudre du vivant de l’enfant, la famille, même réformée, aura toujours un intérêt moindre à développer toutes ses forces que la société, qui ne passe pas et ne saurait, par suite, échapper aux conséquences d’une éducation incomplète ;
- Que l’expérience ou la science dont disposera la famille, retardera, dans la majeure partie des cas, sur celle de la société, et sera pour les facultés de l’enfant un guide moins éclairé et moins sà »r.
Chapitre 5 : DE LA LIBERTÉ
Demande : Qu’est-ce que la liberté ?
Réponse : La liberté a été le plus souvent confondue avec le droit, dont elle est complètement distincte, ainsi qu’on s’en convaincra facilement si, de la spéculation, on passe à la pratique et si l’on prend des exemples. Je puis, en effet, avoir le droit de marcher et, si je suis cul-de-jatte ou que je me trouve à quelques milliers de mètres au-dessus du niveau de la mer dans la nacelle d’un ballon, ne pas avoir la liberté de marcher. De même que, d’autre part, je puis avoir la liberté de mouvoir mon bras dans toutes les directions, si je ne suis pas infirme et que le milieu s’y prête, sans avoir le droit de le mouvoir dans la direction où il rencontrerait le visage d’un de mes semblables.
Qui dit liberté dit, POSSIBILITÉ, PUISSANCE. La liberté de marcher est la possibilité, la puissance de marcher, et consiste :
- Dans des jambes ;
- Dans une surface plane et solide sur laquelle je puisse les mouvoir sans obstacles ;
C’est-Ã -dire dans les MOYENS ORGANIQUES et les MOYENS EXTERIEURS de marcher.
Il n’en est pas autrement de la liberté prise dans son acception générale, qui n’est et ne peut être pour chacun que la POSSIBILITE, LA PUISSANCE D’ACCOMPLIR SA VOLONTE, et consiste - tout être ne pouvant pas ne pas vouloir satisfaire de plus en plus complètement ses besoins - dans les moyens organiques et les moyens extérieurs de satisfaire ses besoins de plus en plus complètement.
Demande : Quels sont les moyens organiques à l’aide desquels l’homme peut satisfaire de plus en plus complètement ses besoins ?
Réponse : Ses facultés physiques et morales de plus en plus développées.
Demande : Quels sont les moyens extérieurs à l’aide desquels l’homme peut atteindre le même but ?
Réponse : La terre et sa productivité de plus en plus adaptées à nos besoins par l’application de plus en plus scientifique de nos facultés physiques et morales de plus en plus développées.
Demande : Les moyens d’action, organiques et extérieurs, de l’homme, de chaque homme, variant selon les individus, les époques, la liberté qu’ils constituent n’a donc rien d’absolu ?
Réponse : Non. La liberté est relative et varie à la fois dans le temps et dans l’espace :
Elle n’est pas, aujourd’hui que l’humanité dispose des machines, de la vapeur, etc..., ce qu’elle était il y a des siècles lorsque notre espèce ne devait compter que sur ses bras ; et elle ne sera pas dans cent ans ou dans mille ce qu’elle est aujourd’hui.
Elle n’est pas, d’autre part, pour l’individu dont les facultés ont été développées et qui dispose non seulement des produits du sol, mais du sol lui-même, c’est-à -dire de l’instrument de toute production, ce qu’elle est pour l’individu dont les facultés ont été laissées en friche et qui manque des moyens extérieurs de satisfaire le plus élémentairement ses besoins les plus primordiaux ; on peut même dire qu’elle n’existe que pour le premier, et que pour le second, c’est-à -dire pour l’immense majorité ouvrière, elle est tout entière à créer [10].
Demande : Quelle est la raison de la variabilité de la liberté dans le temps ou de l’inégalité dans la liberté des générations qui se succèdent ?
Réponse : La nature même de l’homme progressive ou perfectible. Comment l’homme d’aujourd’hui qui, à l’expérience accumulée de tous les hommes qui l’ont précédé, ajoute la sienne propre, pourrait-il ne pas être plus puissant, c’est-à -dire plus libre que ses prédécesseurs ; et comment, à moins d’un cataclysme invraisemblable qui, en l’isolant, empêche l’humanité future de bénéficier des découvertes de l’humanité passée et présente, la liberté ou la puissance humaine pourrait-elle cesser d’aller croissante ?
Demande : La variabilité ou l’inégalité de la liberté dans le temps est donc nécessaire ?
Réponse : Aussi nécessaire qu’avantageuse.
Demande : En est-il de même de la variabilité de la liberté dans l’espace ? L’inégalité qui existe actuellement dans la liberté des hommes d’une même génération, d’un même moment de l’humanité et qui va jusqu’à la suppression de toute liberté pour le plus grand nombre, est-elle avantageuse ?
Réponse : Ni à l’espèce, que le non-développement des facultés et la non-satisfaction des besoins de la majeure partie de ses membres atteignent dans sa force productrice ; ni même au petit nombre de ceux qui semblent le plus favorisés dans ce partage inégal et chez lesquels la trop grande facilité d’accomplir leur volonté, la surabondance des moyens de satisfaire leurs besoins entraîne l’abus et la satiété.
Demande : Est-elle nécessaire ?
Réponse : Nullement. Elle tient à des conditions, pour ne pas dire à des conventions sociales dont la contingence et la mobilité sont attestées par l’histoire.
Demande : La variabilité ou l’inégalité de la liberté dans l’espace peut donc disparaître ?
Réponse : Oui, elle peut disparaître et elle disparaîtra pour faire place à la justice, sous l’effort de ceux qui sont aujourd’hui hors de la liberté et qui ayant le nombre auront la force le jour où ils se seront entendus et associés.
Demande : Qu’est-ce que la justice ?
Réponse : La justice est l’égalité dans la liberté, autrement dit l’égalité des moyens organiques et extérieurs d’action assurée à chacun et à tous.
Demande : Comment pourra-t-elle être réalisée, organisée ?
Réponse : Par l’égal développement de l’intégralité des facultés physiques et morales de chacun et par la mise à la disposition de tous de la terre et de sa productivité DÉSINDIVIDUALISÉES et rendues à la collectivité.
Les moyens organiques et les moyens extérieurs de satisfaire ses besoins étant ainsi également assurés à chacun, chacun aura la même possibilité, la même puissance d’accomplir sa volonté ; et la liberté sera égale, existera pour tous.
Chapitre 6 : DE LA PROPRIÉTÉ
Demande : Qu’est-ce que la propriété ?
Réponse : La propriété est, d’après le Code civil, le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ; en d’autres termes, le droit d’user et d’abuser. La propriété d’un champ, par exemple, implique le droit de le laisser en friche ou de le convertir en jardin de plaisance, dà »t le pain manquer dans la localité où il est situé.
Demande : La propriété ainsi définie, caractérisée, par ses souteneurs mêmes, malgré les tempéraments qui ont pu et dà » être introduits dans la pratique [11] peut-elle se justifier ?
Réponse : Non. Ni la propriété individuelle, ni la propriété collective même, en entendant par collectivité la somme des hommes existant sur la terre à un moment donné, ne sauraient se justifier.
Si l’on divise en effet les choses en instruments de production et en produits consommables, on devra reconnaître :
- que, des instruments de travail, le premier, la terre, n’est pas de création individuelle ou collective, mais le fonds commun de l’espèce [12], la condition SINE QUA NON de son existence, d’où l’impossibilité pour un individu ou pour une collectivité d’en abuser ou d’en user au détriment de l’espèce ; et que les autres, tels que les machines, résultent
- de la partie de la terre, du fonds commun de l’espèce, fer, bois, etc..., qui entre dans leur composition ;
- d’un enchaînement infini d’efforts dans le temps et dans l’espace qui, pour avoir abouti entre certaines mains et à une certaine époque, n’appartiennent en propre ni à ces mains ni à cette époque, d’où impossibilité encore pour un individu ou pour une collectivité, d’en abuser ou d’en user à son profit exclusif ;
- que les produits consommables sont dus à des instruments de production qui, on vient de le voir, représentent ou le capital indivis de l’espèce, ou le travail des générations passées, d’où l’impossibilité qu’ils appartiennent à la génération présente en dehors de ce qui est nécessaire à sa conservation et à son développement, et à chacun des membres composant cette génération, au delà de la limite de ses besoins.
La propriété, dans le sens du Code civil, en tant que droit d’abuser, n’est admissible qu’au bénéfice de l’humanité dans son ensemble, passée, présente et future. Mais alors elle devient illusoire :
- l’intérêt de l’humanité étant opposé à tout abus ;
- l’humanité n’ayant jamais l’occasion, le moyen d’agir comme corps, comme total.
La collectivité, ou la somme des individus coexistants, à plus forte raison l’individu, ne saurait être qu’usufruitière. Elle n’a droit qu’à la jouissance, à l’usage des choses, et encore cet usage, cette jouissance sont-ils limités et conditionnés.
L’usufruit est limité, comme il a été dit plus haut, à ce qui est nécessaire à la conservation et au dévelopement de l’usufruitier collectif ou individuel.
L’usufruit est conditionné, en ce sens que l’usufruitier doit suppléer par son travail à ce qu’il a consommé, qu’il doit produire plus qu’il ne détruit, qu’il doit laisser en un mot à l’usufruitier à venir un capital social plus considérable que celui qu’il a reçu ou trouvé lui-même.
Demande : Pourquoi l’usufruitier collectif ou individuel ne peut-il consommer sans produire ?
Réponse : Parce que l’espèce, l’humanité ne se conserve qu’en consommant ; et que de même que la consommation actuelle n’est possible que par la production passée, la production actuelle peut seule permettre la consommation future.
Demande : Pourquoi ne saurait-il consommer autant qu’il produit ou ne produire que l’équivalent de ce qu’il consomme ?
Réponse : Parce que le développement de l’humanité, qui n’a pu se faire jusqu’à présent que dans la limite de l’excédant de la production sur la consommation ne saurait continuer qu’autant que la production continuera à excéder la consommation.
Demande : D’après ce qui précède, l’individu, qui ne saurait déjà « disposer de la manière la plus absolue » des choses qu’il n’a pas faites et dont il n’a que l’usufruit limité et conditionné n’aurait pas davantage le droit de « disposer de la manière la plus absolue » de la PLUS-VALUE que par son travail il a pu donner aux choses ? Il ne saurait par exemple ni détruire inutilement cette PLUS-VALUE ni la transmettre arbitrairement ?
Réponse : Non ! L’individu ne saurait « abuser » de la PLUS-VALUE qu’il a pu donner aux choses ; et même réduite au produit net du travail individuel, la propriété individuelle ne saurait être maintenue. Et cela par la raison qu’il n’y a pas, qu’il ne saurait y avoir de travail proprement individuel et que cette plus-value, à l’aide de laquelle quelques-uns essaient de sauver au moins le principe de la propriété [13], n’est qu’en partie, en très petite partie, l’Å“uvre de son auteur nominal, et tend à le devenir de moins en moins.
Elle résulte, en effet, pour ne citer que les facteurs principaux :
- d’un développement physique que l’individu ne saurait revendiquer comme sien et qu’il doit au travail d’autrui, lequel lui a permis de consommer, c’est-à -dire de vivre, à l’âge où il était encore incapable de produire ;
- d’une culture intellectuelle qui ne lui appartient pas davantage et dont la raison doit être cherchée en dehors de lui ;
- de matières premières que le fait d’être à la fois limitées et indispensables oblige de considérer comme le patrimoine commun de l’espèce et sans lesquelles toute production est impossible ;
- d’instruments de travail proprement dits, outils, machines, etc..., d’invention et de fabrication étrangères, etc...
Demande : La propriété qui ne saurait se justifier ni par l’occupation ni par le travail, ne pourrait-elle pas surgir d’une nécessité humaine où sociale ? Ne serait-elle pas, comme quelques-uns l’ont prétendu, indispensable à la production ?
Réponse : Comment pourrait-elle être nécessaire à la production, lorsque, comme droit d’user et d’abuser, elle permet à l’individu qui peut y avoir intérêt soit de refuser au travail la fraction des instruments de travail qu’il détient, soit de consommer improductivement des produits qu’il serait de l’intérêt de l’espèce de faire servir d’instruments à une nouvelle production ? La propriété, le désir de devenir propriétaire, a pu être, a été et est encore un des mobiles de la production dans une société qui faisait et qui fait encore de la propriété la condition SINE QUA NON de tout bien-être et de toute indépendance ; mais outre que sous cette forme l’intérêt privé n’est susceptible de servir de mobile à la production que pour ceux qui ont l’espérance et les moyens de devenir propriétaires, c’est-à -dire pour la minorité des hommes, l’histoire témoigne que, même dans la limite de cette minorité, la propriété a provoqué l’activité humaine moins souvent à la production qu’à l’assujettissement et à l’exploitation des producteurs.
Demande : La propriété ne serait-elle pas la principale, sinon l’unique, garantie de la liberté individuelle, ce qu’on a appelé encore le sceau de la personnalité humaine ?
Réponse : La garantie de la liberté et le sceau de la personnalité de ceux qui sont propriétaires, et étant donnée la société actuelle, sans doute. Mais comme ies non-propriétaires constituent et constitueront toujours l’immense majorité de l’espèce, loin d’être tutrice elle est destructive de la liberté individuelle, loin d’être le complément de la personne humaine elle en est la négation.
Chapitre 7 : DU TRAVAIL
Demande : Qu’est-ce que le travail ?
Réponse : Le travail est l’application de l’activité humaine à l’utilisation des phénomènes et agents naturels. Travailler c’est produire, c’est ajouter à la somme des utilités ou des choses nécessaires à la conservation et au développement de l’homme.
Demande : Le travail est-il un châtiment, comme on l’a prétendu ; est-il, en termes plus scientifiques, désagréable, pénible ; répugne-t-il à la nature humaine ?
Réponse : Comment pourrait-il en être ainsi, lorsque l’activité du cerveau et des muscles, qui constitue le travail, répond à un besoin naturel de ces organes et peut seule permettre à l’homme de satisfaire aux exigences de sa nature ?
Le travail ne devient désagréable, pénible que :
- Lorsqu’il est le résultat d’une contrainte extérieure ;
- Lorsqu’il est exagéré, poussé au delà des forces de l’homme ; et s’il présente aujourd’hui ce caractère, c’est qu’au lieu d’être réparti également entre tous les membres de la collectivité, il est limité et imposé à une fraction de la collectivité qui doit suppléer par un excès d’activité à l’oisiveté de l’autre fraction.
Demande : Tous les hommes doivent donc travailler ?
Réponse : Oui, chaque homme doit travailler, parce que chaque homme consomme et que toute consommation non accompagnée de production réduisant les ressources de la collectivité, de l’espèce, porte préjudice à la collectivité, à l’espèce.
Demande : Quelle est la limite du travail obligatoire pour chacun ?
Réponse : Sa capacité physique et intellectuelle.
Demande : N’y a-t-il pas contradiction, éventualité de contradiction, au moins entre cette limitation du travail de chacun à sa capacité naturelle et la loi établie au chapitre précédent et d’après laquelle l’individu, réduit au rôle d’usufruitier, ne saurait ni consommer plus qu’il ne produit, ni même ne produire que l’équivalent de ce qu’il consomme ?
Réponse : Non, l’homme dont les facultés ont été complètement développées et dont les besoins sont complètement satisfaits étant capable de produire plus qu’il ne consomme.
L’enfant, le vieillard, le malade semblent au premier abord démentir ce dernier point ; mais il suffit de se rappeler que l’enfance, la vieillesse, la maladie ne constituent que des MOMENTS de l’individu pour se persuader qu’il n’en est rien...
L’enfant, s’il consomme momentanément sans produire, produira plus tard plus qu’il ne consomme et ne consommera ;
Le vieillard, s’il continue à consommer lorsqu’il a cessé de produire, a produit autrefois plus qu’il n’a consommé et ne consomme ;
Le malade rentre dans le cas du vieillard ou de l’enfant, selon que son excédant de production est devant ou derrière.
Demande : Le travail, en tant qu’activité des muscles ou qu’activité du cerveau, ne peut-il pas se diviser en musculaire ou manuel et en cérébral ou intellectuel ?
Réponse : Oui, mais cette division n’a rien d’absolu, et aucun travail ne saurait être ni exclusivement cérébral, ni exclusivement musculaire, l’action des muscles n’étant pas plus admissible sans l’action du cerveau que l’action du cerveau sans l’action des muscles. Tout travail, en un mot, est à la fois activité musculaire et activité cérébrale, quoique selon les divers genres de production ces deux activités soient combinées dans des proportions différentes.
Demande : Le travail intellectuel ou cérébral, c’est-à -dire dans lequel le cerveau joue un rôle plus considérable que les muscles, ne doit-il pas être, considéré comme supérieur et procurer à son auteur des avantages plus considérables ?
Réponse : Pas plus que le travail manuel ou musculaire, c’est-à -dire dans lequel le cerveau joue un rôle moins considérable que les muscles, ne saurait être considéré comme inférieur et donner lieu à des avantages moins considérables.
Le travail, avons-nous dit, est l’application de l’activité humaine à l’utilisation des phénomènes et agents naturels. Or, de même que A=A, l’activité=l’activité, l’utilité=l’utilité. Donc, tout travail=tout travail. Et de cette égalité des divers travaux résulte nécessairement l’égalité des divers travailleurs, comme de l’égalité des travailleurs et des travaux naît la nécessité de l’égalité des avantages ou de la rémunération procurée par les divers travaux aux divers travailleurs, les rapports entre deux quantités égales (et la rémunération du travail n’est pas autre chose que le rapport entre tout travail (égal) et tout travailleur (égal)) étant nécessairement égaux.
En d’autres termes, tant que l’homme aura un égal besoin d’être nourri, vêtu, logé, instruit, etc..., l’égalité des productions ayant pour but la nourriture, le vêtement, le logement, l’instruction, etc..., ainsi que l’égalité de la rémunération, ne saurait raisonnablement et justement être mises en question.
Demande : N’existe-t-il pas d’autres raisons déterminantes de l’égalité des avantages assurés par les divers travaux aux divers travailleurs ?
Réponse : Si, et pour me borner, je citerai :
- L’égalité des besoins chez les travailleurs de tous genres, en leur qualité d’hommes, c’est-à -dire d’êtres, d’organismes semblables ;
- Le phénomène économique connu sous le nom de division du travail et qui consiste, comme on le sait, en ce que le travail est d’autant plus productif qu’il est plus divisé entre un plus grand nombre de travailleurs. D’où la nécessité, si l’on veut que l’espèce humaine continue à bénéficier de ce phénomène, maintienne et pousse à ses dernières limites la division du travail, que toutes les divisions ou branches du travail donnent droit à la même somme de satisfaction. Sinon il ne se trouvera personne d’assez sot ou d’assez oublieux de lui-même pour consentir à appliquer son activité aux parties de la production les moins rétribuées. Tout le monde et avec raison voudra se livrer aux travaux les plus rémunérateurs.
Demande : Ne saurait-il se présenter des cas où cette égalité de la rémunération serait injuste ? Par exemple, si dans le même espace de temps, je suis capable de produire plus que mon voisin ; ou si nous nous trouvons en face du travail d’un Newton dont le bénéfice s’étendra aux générations futures, comparé à celui d’un vigneron ?
Réponse : Nullement. Si je suis capable de produire plus, cela veut dire que j’ai reçu de la longue suite des hommes dont je descends un organisme supérieur ou que j’ai reçu des hommes qui ont présidé à mon développement intellectuel une instruction supérieure ; et dans aucun des deux cas le produit plus considérable de cette capacité plus grande, de cette supériorité d’instruction ou d’organisme QUE JE DOIS A AUTRUI, ne saurait être réclamé par moi dà »ment. J’ai reçu plus et je donne plus que celui qui a reçu moins et qui donne moins c’est dans l’ordre et dans la justice !
Il en est de même de Newton, dont les découvertes, si importantes qu’elles soient, procèdent des découvertes opérées avant lui, par d’autres que lui, sans lesquelles elles n’eussent pas été possibles, et qui n’a pu rendre à ses semblables des services, dont on oppose l’étendue à la limitation des services du vigneron, que par suite des loisirs que lui ont faits ceux de ses semblables, y compris le vigneron, dont les travaux l’ont nourri, vêtu, logé, etc..., pendant des années avant qu’il eà »t rien produit. Si le travail de Newton rapporte plus à la collectivité que le travail du vigneron, Newton doit également plus à la collectivité, ce qui rétablit l’équilibre et permet au vigneron d’être aussi rétribué que Newton sans que Newton soit volé.
Demande : Ne saurait-il se trouver des cas où, si juste qu’elle soit, elle atteigne ou réduise la production, en ce sens qu’un individu doué d’une capacité de travail plus grande soit détourné de produire tout ce dont il est capable par la certitude de ne pas recevoir davantage ?
Réponse : Pour que l’égalité de la rémunération pà »t avoir cet effet il faudrait que le profit qu’il retire du travail fà »t le seul mobile du travailleur et que l’activité humaine ne fà »t pas déterminée par d’autres causes d’un autre ordre telles que :
- la satisfaction que l’on trouve dans le travail même et qui ne saurait être contestée au moins pour les travaux intellectuels, d’art, de science, etc... ;
- la satisfaction d’amour-propre que donne la conscience de faire mieux et plus que le voisin ;
- la satisfaction que l’on éprouve à être utile à ses semblables, qui provient du développement considérable qu’ont atteint chez l’homme, par suite de son existence collective ou sociale et par suite du besoin qu’il a de son semblable, les instincts sympathiques ou altruistes, en germe chez tous les organismes vivants, et qui deviendra de plus en plus déterminante à mesure que ces instincts seront plus développés par une éducation ad hoc et par l’universalisation et l’égalisation du bien-être.
Mais en fà »t-il autrement, dà »t-elle limiter la productivité de certaines individualités exceptionnelles, qu’il n’en faudrait pas moins, dans l’intérêt même de la production, maintenir l’égale rémunération [14], cette perte exceptionnelle devant être amplement compensée par le développement que recevra la production de la capacité plus grande de travail résultant pour l’immense majorité des travailleurs de l’égale satisfaction de l’intégralité de leurs besoins [15].
Chapitre 8 : DE LA FAMILLE
Demande : Qu’est-ce que la famille ?
Réponse : Il convient de distinguer deux choses dans la famille : sa constitution ou sa forme, et son objet ; le rôle qu’elle remplit, et les moyens à l’aide desquels elle le remplit.
Demande : Quel est l’objet de la famille ?
Réponse : La reproduction de l’espèce. Pas plus, en effet, que le rapprochement momentané, sexuel du mâle et de la femelle, et la fécondation de l’ovule, la mise au monde de l’enfant ne suffit à la reproduction de l’humanité, qui ne saurait se renouveler qu’autant que, jusqu’à ce qu’il puisse se conserver et se protéger lui-même, le nouvel être trouvera dans la force et l’activité d’autrui la protection et les moyens de pourvoir à ses besoins qu’il a trouvés neuf mois durant dans la matrice maternelle. Cette SECONDE MATRICE que constitue et que pouvait seul constituer, tant que l’état social a consacré la lutte pour l’existence entre les hommes, l’affection, le dévouement de tous les instants du père et de la mère, est précisément la famille.
Demande : La famille n’a-t-elle pas joué un autre rôle ?
Réponse : Si, elle a été pendant des siècles le seul agent de transmission aux générations nouvelles des progrès réalisés par les générations précédentes. C’est grâce à elle, grâce à la communion qu’elle a maintenue entre l’humanité morte et l’humanité vivante, que chacun des individus successifs qui composent notre espèce a pu, au lieu de recommencer l’Å“uvre de ses prédécesseurs, la continuer, et, au lieu de marcher dans leurs pas, prendre pour point de départ de ses efforts le résultat des efforts déjà faits. C’est par elle, en un mot, que l’homme a pu accomplir sa loi et devenir de plus en plus homme.
Demande : En est-il de même encore aujourd’hui ?
Réponse : Non, il y a longtemps que la famille a cessé d’être non seulement l’unique, mais même le principal agent de communication entre les hommes dans le temps, et que la transmission de générations en générations des progrès accomplis ne se fait plus FAMILIALEMENT mais socialement, au grand avantage de l’individu qui se trouve ainsi hériter et bénéficier non plus seulement de l’expérience accumulée des individus qui l’ont précédé en ligne directe, mais de l’expérience, accumulée et additionnée de la totalité des individus qui ont vécu avant lui.
Demande : Quelle a été et quelle est encore la constitution de la famille ?
Réponse : La famille, tant monogamique que polygamique, a été jusqu’à présent une des formes de la propriété et non la moins odieuse. Elle a été pour l’homme le droit d’user et d’abuser de la femme, pour le père le droit d’user et d’abuser de l’enfant. Sans remonter à l’époque où la puissance maritale et la puissance paternelle impliquaient le droit de vie et de mort, la femme, aujourd’hui encore, en entrant dans la famille, ne perd-elle pas jusqu’à son nom ? Ne devient-elle pas, sinon une chose qui s’achète (mariage par COEMPTIO) et dont on trafique comme dans la Rome ancienne, au moins un être en sous-ordre, sans volonté légale, sans liberté de sa personne ou de ses biens, empruntant tout, dignité ou déshonneur, bien-être, ou misère, à son seigneur et maître ? L’enfant, jusqu’à sa majorité (pour ne pas parler des pays, comme la Russie, où la minorité n’a de terme que dans la mort des parents), pendant toute la période de sa formation, de son développement physique et moral, n’est-il pas une simple MATIERE PREMIERE que le père, de droit, et la mère, de fait, façonnent à leur guise et qui sortira de leurs mains ce que leurs mains auront pu ou voulu le faire, robuste et heureux de vivre, ou usé par un travail exagéré et prématuré, savant ou ignorant, riche ou misérable, etc...? [16]
Demande : Quelle a été à l’origine la cause de cette constitution propriétaire de la famille ?
Réponse : La supériorité de force du mâle sur la femelle et de l’homme fait sur l’enfant, à un moment de l’humanité où LA FORCE FAISAIT DROIT, et l’intérêt que, dans un pareil milieu, la femme et l’enfant trouvaient à subir cette domination du mari et du père qui, si elle était oppressive intérieurement, dans le sein de la famille, était protectrice extérieurernenf, contre l’étranger.
Demande : Comment s’est-elle maintenue jusqu’à présent dans son esprit, sinon dans sa forme, malgré les transformations de la norme sociale dans le sens du droit des faibles ?
Réponse : Par l’impossibilité absolue et fatale, dans laquelle se trouve l’enfant de satisfaire lui-même à ses besoins les plus essentiels et par l’impossibilité relative et accidentelle dans laquelle la femme a été mise par l’homme ou par la société organisée par l’homme et pour l’homme, de satisfaire elle-même à ses besoins, en suite d’un développement intellectuel incomplet et de sa NON-ADAPTATION au travail économique.
Demande : Doit-elle être conservée ?
Réponse : Non, l’intérêt de l’espèce, autant que l’intérêt des éléments qui entrent dans la composition de la famille, exige que cet état de choses disparaisse, que la femme redevienne un être égal à l’homme auquel il lui plaît d’associer sa vie et qu’elle doit rendre père, et que l’enfant redevienne un être, lui aussi existant pour lui-même, en attendant qu’il existe par lui-même, au lieu de n’exister qu’en sous-ordre, pour la famille.
Demande : Comment cette transformation s’opérera-t-elle pour la femme ?
Réponse : Par son émancipation intellectuelle et économique, c’est-à -dire lorsque la femme cessera d’être dans la dépendance économique et intellectuelle de l’homme, que le développement de ses facultés, porté au même degré que chez l’homme et la reconstitution de la société sur la base de L’EQUIVALENCE DES FONCTIONS, lui permettront de vivre elle aussi de son travail, et que ses rapports avec l’homme seront fondés sur ce qui peut seul sauvegarder, dans les rapports sexuels, la dignité des deux parties, le consentement désintéressé, la satisfaction réciproque ou, en d’autres termes, l’amour.
Demande : Comment s’opérera cette transformation pour l’enfant ?
Réponse : Lorsque sa conservation et son développement, considérés comme d’utilité sociale, seront soustraits à l’arbitraire ou au hasard familial et que les moyens de satisfaire ses besoins et de développer ses facultés lui seront socialement assurés avec, sans et contre la famille au besoin [17].
Demande : La famille n’est-elle pas appelée à disparaître, mais seulement à se renouveler dans sa forme ou sa constitution ?
Réponse : Cette question ne saurait encore être tranchée définitivement. Ce que l’on peut affirmer en revanche, sans crainte d’être démenti par l’évènement, c’est que si la famille survit à la disparition de l’ancienne société, ce sera dans les conditions d’égalité pour la femme et de garantie pour l’enfant que je viens d’indiquer. Mais il se peut que, même ainsi réformée, elle ne soit nécessaire que pour un temps, et qu’un jour vienne où elle n’aura plus aucune raison d’être.
Il se peut que, en outre des moyens de conservation et de développement assurés directement par la société à l’enfant, la chaude atmosphère de bienveillance et d’affection développée dans le sein de la collectivité par l’égalité de bien-être de chacun de ses membres, rende inutile cette SECONDE MATRICE PARTICULIÈRE que représente l’action familiale, et permette de réduire la famille dans l’espace à la mère et à l’enfant et dans le temps à la période de l’allaitement, et que, d’autre part, les rapports sexuels entre l’homme et la femme, fondés sur l’amour ou la sympathie mutuelle, puissent devenir aussi libres, aussi variables et aussi multiples que les rapports intellectuels ou moraux entre individus du même sexe ou de sexe différent.
Chapitre 9 : DE L’ETAT
Demande : Qu’est-ce que l’État ?
Réponse : L’État, qui a pour fonction essentielle, constitutive de régler les rapports des membres du corps social et d’assurer ainsi l’ordre dans la société, est l’organe de la loi.
Demande : Comment l’État s’acquitte-t-il de sa fonction ou par qui est faite la loi ?
Réponse : Par un seul homme, prêtre ou roi, dont la volonté, le bon plaisir sont souverains [18] dans l’État théocratique ou monarchique ; par une minorité également souveraine dans l’État oligarchique ou aristocratique ; et par une minorité encore dans l’État démocratique, où cependant la loi est censée faite par tous. Dans les pays dits de suffrage universel, en effet, ce n’est jamais que la majorité de la population mâle au-dessus d’un certain âge, c’est-à -dire une infime minorité du corps social, qui fait prévaloir sa volonté sous le nom de loi, soit directement, soit, le plus souvent, indirectement, par voie de mandataires [19],
Demande : D’où il suit que dans l’État le plus démocratique, la loi faite par quelques-uns ne représente toujours que la volonté, le bon plaisir de ces quelques-uns ?
Réponse : Oui, et ce qui en résulte encore c’est que les rapports de tous ainsi réglés par quelques-uns le sont nécessairement à l’avantage de ces quelques-uns et au détriment de tout ce qui n’est pas eux.
Demande : Ne saurait-il en être autrement, ne serait-il pas possible de perfectionner l’organe législatif ou l’État de telle sorte que la loi, réellement Å“uvre de tous, représente la volonté et sauvegarde les intérêts de tous ?
Réponse : Non, car en admettant que le suffrage put être étendu à tous, sans exception de sexe ni d’âge - ce qui constitue une première impossibilité - et en supposant, d’autre part, que l’universalité des membres du corps social fà »t appelée à régler par un vote direct les rapports qui devront exister entre eux, la loi qui sortirait des urnes serait toujours l’Å“uvre de la majorité des votants et ne représenterait jamais que la volonté, le bon plaisir de cette majorité, dont les intérêts seuls seraient sauvegardés.
Demande : En tant que facteur législatif, l’Etat, sous toutes ses formes, est donc fatalement oppressif d’une fraction du corps social ?
Réponse : Oui ; la seule loi que puisse donner l’Etat est nécessairement oppressive de la majorité ou de la minorité ; et c’est ce qu’à défaut de raisonnement suffiraient à établir expérimentalement la fonction additionnelle et l’organe complémentaire dont l’État législateur a partout et toujours dà » se compliquer.
Partout et toujours, en effet, au règlement des rapports entre les membres du corps social ou à la fabrication de la loi, qui était sa fonction normale, l’État a dà » ajouter le maintien de ces rapports tels qu’il les avait réglés ou l’observation, l’exécution de la loi ; partout et toujours d’organe législatif il a du se transformer en organe exécutif, sous la forme administration, magistrature, police, armée, etc... Et cette fonction nouvelle a dà » être de plus en plus considérée comme la principale, et cet organe nouveau a dà » devenir de plus en plus prépondérant, au point de constituer aujourd’hui à peu près tout l’État.
Or, pourquoi cette sortie de l’État hors de ses limites naturelles ? Pourquoi, l’ordre demandé de plus en plus à l’oreille et à la poigne du mouchard, à la complaisance et à la sévérité du juge, à la baïonnette passive du soldat, etc..., si les rapports des membres du corps social avaient été, avaient pu être réglés dans l’égal intérêt de tous, si la loi donnée par l’État ne lésait, pouvait ne léser personne ?
Demande : L’Etat, convaincu par sa constitution même de ne pouvoir donner qu’une loi arbitraire, partiale, violatrice des droits et des intérêts de ceux-ci ou de ceux-là , ou, ce qui revient au même, d’être incapable de donner la loi sociale, doit donc être détruit ?
Réponse : Sans aucun doute. Instrument de règne d’un homme ou d’une classe sur les autres hommes ou les autres classes, il ne saurait échapper aux coups de ceux qui poursuivent l’égalité sociale.
Demande : Mais peut-il l’être ? Est-il possible, en d’autres termes, de concevoir, d’obtenir une société sans État ?
Réponse : Assurément. Il suffit pour cela que la société soit organisée ou réorganisée de telle sorte que chacun des êtres qui la composent soit également avantagé et ait par suite un égal intérêt à sa conservation. L’État devient alors inutile ; l’ordre qu’il a pour unique mission de maintenir et qu’il ne maintient qu’artificiellement et incomplètement, à un prix de sang et d’argent de plus en plus énorme, résultant naturellement, nécessairement de l’égale satisfaction des besoins de tous.
Demande : Si fondée sur l’égal intérêt de chacun de ses membres que soit la société de demain, elle se trouvera cependant, comme la société d’aujourd’hui, en face de voies ferrées et de routes à créer et à entretenir, de ports et de phares à établir et à améliorer, et de quantité d’autres services dits publics parce qu’ils ont pour but direct ou indirect l’intérêt de tous et qu’ils sont exécutés par le concours direct ou indirect de tous, dont l’État est actuellement chargé ?
Réponse : Qui le nie ? Mais ces services ou travaux publics dont l’État s’est emparé par endroit dans un but de domination et d’exploitation, ce qui a fait dire à quelques socialistes que l’Etat n’était pas à détruire mais à conquérir et à réformer, lui sont absolument étrangers. Et la preuve en est que les uns, comme les chemins de fer et les mines, dans les pays où l’Etat s’est occupé des mines et des chemins de fer, ne sont restés qu’un moment entre ses mains d’où ils sont passés à des compagnies particulières d’autres, comme les postes et les télégraphes, qu’il administre lui-même, ont été par lui détournés de leur but, et de moyens de communication qu’ils auraient dà » être sont devenus entre ses mains des moyens de suspendre, d’entraver les communications entre les membres du corps social.
Les divers services publics dans la société de demain pourront être exécutés selon leur nature par l’universalité des membres de ces groupes producteurs ou par les délégués temporaires d’une partie ou de la totalité de ces groupes, sans donner lieu à aucun Etat, c’est-à -dire à aucune distinction des membres du corps social en gouvernants et gouvernés, en légiférants et en légiférés, en administrateurs et en administrés. A moins que par ce vieux terme de l’État, qui a partout et toujours signifié l’organisation de l’autorité de l’homme sur l’homme, on ne tienne à désigner une chose essentiellement nouvelle, l’organisation de la conservation et du développement de l’homme par l’homme. Mais - c’est aux socialistes réformateurs de l’Etat que je le demande - est-il, je ne dis pas nécessaire, mais prudent de confondre sous une même dénomination des buts aussi différents que la liberté, le bien-être de tous et l’exploitation du plus grand nombre par quelques-uns, poursuivis par des moyens aussi différents que le libre concours des volontés et des bras et la coercition en tout et pour tout ? N’est-ce pas prêter inutilement le flanc à nos adversaires, pour qui le socialisme ne poursuit pas l’émancipation de l’être humain dans la personne de chacun des membres de la collectivité, mais la conquête du pouvoir au profit d’une minorité ou d’une majorité d’ambitieux, jaloux de dominer, de régner, d’exploiter à leur tour ?
Chapitre 10 : DE LA SOCIÉTÉ
Demande : Qu’est-ce que la société ?
Réponse : La société est l’ensemble des rapports des hommes entre eux dans l’espace et dans le temps.
Demande : Sur quoi repose-t-elle ?
Réponse : Sur le besoin que les hommes ont les uns des autres pour se conserver et se développer, tant individuellement que collectivement. Dès que notre espèce a émergé de l’animalité, il s’est établi entre ses divers membres des rapports amenés par la difficulté sinon l’impossibilité de satisfaire leurs besoins et de développer leurs facultés isolément, rapports qui se sont multipliés et modifiés à mesure que l’humanité est devenue plus humaine.
Demande : Pourquoi se sont-ils multipliés ?
Réponse : Parce que, aux premiers besoins de l’humanité naissante, presque exclusivement physiques, se sont ajoutés avec le temps des besoins moraux, intellectuels et affectifs, dont la satisfaction exigeait une communion plus intime entre les hommes ; et parce que la satisfaction des besoins physiques ou la production des objets nécessaires à les satisfaire devenait d’autant plus facile et d’autant plus abondante que l’action commune se substituait davantage à l’action individuelle.
Demande : Pourquoi se sont-ils modifiés ?
Réponse : Parce que l’homme lui-même s’est modifié, et que s’est modifié en conséquence le mobile de ses actes ou son intérêt.
Ce qui, par exemple, pouvait être de l’intérêt de l’homme de la période anthropophagique, c’est-à -dire d’user de sa force contre son semblable plus faible pour le tuer et le manger, ayant cessé de présenter le même avantage pour l’homme de la période suivante, aux rapports de chasseurs à gibier, de mangeurs à mangés qui constituaient la société primitive, se sont substitués à la longue d’autres rapports, de maître à esclave, lorsque l’homme plus développé a jugé plus utile d’user de sa force contre son semblable plus faible non plus pour le supprimer ou s’en nourrir mais pour le réduire en servitude et l’obliger à travailler pour lui. De même que plus tard encore le travail salarié ayant été reconnu plus avantageux que le travail servile, les rapports de maître à esclave ont fait place aux rapports de capitaliste à prolétaire qui existent à peu près partout aujourd’hui.
Demande : Ces derniers rapports, c’est-à -dire de capitaliste à prolétaire ou le salariat, répondent-ils à ce que la science actuelle démontre du plus grand intérêt sinon pour quelques hommes-individus au moins pour l’homme-espèce ?
Réponse : Non. La science établit au contraire que la division des membres de la société en minorité, seule développée comme facultés et seule possesseur des instruments de travail ou de production, et en majorité, aussi inculte que subordonnée dans sa capacité productive au bon plaisir d’autrui, est moins utile, moins productrice d’utilités qu’un état social dans lequel les facultés ou forces de chacun, complètement, c’est-à -dire également, développées, trouveraient dans les instruments de travail libérés ou désindividualisés la certitude en même temps que la liberté de leur application.
Demande : Quel est le but de la société ?
Réponse : La conservation et le développement de l’être humain, tant collectif qu’individuel.
Demande : Que faut-il pour qu’elle remplisse son but ?
Réponse : Que les rapports établis entre ceux qui la constituent tendent à l’égal développement de l’intégralité des facultés et à l’égale satisfaction de l’intégralité des besoins de chacun ; qu’ils soient fondés, en d’autres termes, sur la justice et la réciprocité.
La justice, comme nous l’avons vu précédemment, est l’égalité dans la liberté.
Il faudrait donc que chacun fà »t assuré de la même liberté, c’est-à -dire, nous l’avons vu également, des mêmes moyens organiques et des mêmes moyens extérieurs d’action.
Comment ?
De la seule manière dont la chose soit possible, c’est-à -dire :
- En mettant l’instruction, l’éducation intégrale, aujourd’hui privilège d’un petit nombre, à la portée de chacun ;
- En faisant des instruments de travail, aujourd’hui monopolisés par quelques-uns, la propriété de tous.
La réciprocité consiste dans le fait de donner autant que l’on reçoit et de recevoir autant que l’on donne.
Il faudrait donc que la même somme de valeurs à échanger, en langage économiste la même puissance d’achat, fà »t garantie à chacun.
Comment ?
Par l’équivalence des fonctions, c’est-à -dire en ne considérant dans les divers produits humains que la quantité de travail ou, ce qui revient au même, de temps qu’ils représentent, la matière première qu’ils renferment et qui ne saurait appartenir exclusivement à personne, ne pouvant entrer en ligne de compte [20].
L’heure de travail s’échangeant contre l’heure de travail, chacun des membres de la société se trouvera en réalité aussi riche que son voisin quelle que soit sa spécialité ou son genre de travail, qu’il dépense son activité à nourrir, à habiller, à loger ou à instruire ses semblables, l’homme, chaque homme jouira également de tous les avantages et de tous les progrès de l’humanité.
APPENDICE
De la double progression de Malthus :
- Population : 1, 2, 4, 8, 16
- Produit : 1, 2, 3, 4, 5
il résulte
Que si l’ouvrier ajouté de la deuxième période augmente le produit de 1, c’est de 1 également que l’augmentent successivement les 2 ouvriers ajoutés de la troisième période les 4 de la quatrième, les 8 de la cinquième, et ainsi de suite...
En d’autres termes, que la productivité du travail de chacun des 2 ouvriers ajoutés de la troisième période est réduite à 1/2 de la productivité du travail de l’ouvrier premier,la productivité du travail de chacun des 4 ouvriers de la quatrième, à 1/4, celle de chacun des 8 ouvriers de la cinquième, à 1/8, etc...
Ou encore, que la productivité du travail agricole diminue suivant la progression dans laquelle augmente le nombre des ouvriers ajoutés.
Or, étant donné ce taux de la productivité diminuante du travail agricole ou de la terre :
- Soit une population augmentant de 3% par an, c’est-Ã -dire doublant en moins de vingt-cinq ans,
Soit cette population de 1 000 000 d’hommes, dont le dixième occupé aux travaux des champs,
Soit ces 100 000 travailleurs agricoles produisant chacun 10 quintaux de blé, et le 1 000 000 de quintaux en résultant suffisant à l’alimentation de la population, ce qui représenterait 1 quintal par tête,
D’où enfin, la proportion restant la même entre la population et le nombre des travailleurs agricoles :
de combien faudrait-il augmenter la productivité du travail agricole, ou quelle amélioration serait-il nécessaire d’introduire dans le système de culture au bout de la première année pour que la population accrue ne voie pas diminuer ses moyens de subsistance ?
Au commencement de la deuxième année, nous aurons :
- Population : 1Â 030Â 000
Ouvriers : 103Â 000
- Les 100 000 ouvriers de la première année, à 10 quintaux par ouvrier,
produiront 1Â 000Â 000 de quintaux.
- Les 3 000 ouvriers ajoutés de la deuxième année,
dont le travail, comme nous venons de le voir, est moins productif
dans la proportion de 100Â 000 : 103Â 000,
produiront chacun
- X : 10 : : 100Â 000 : 103Â 000 [21],
- soit 9 quintaux, 708 737 8 au lieu de 10 [22],
soit ensemble 29Â 126 quintaux, 213 4.
- Ce qui ferait, pour les 103 000 ouvriers réunis,
1Â 029Â 126 quintaux, 213 4,
pendant qu’à raison de 1 quintal par tête
l’alimentation des 1Â 030Â 000 individus composant la population
exigerait 1Â 030Â 000 quintaux.
Il faudrait donc, pour que l’alimentation ne fà »t pas diminuée par l’augmentation de la population pendant la première année,
- que la productivité du travail des 100000 premiers ouvriers
fà »t augmentée dans la proportion du déficit,
- et pour cela que la productivité du travail de chacun d’eux
fà »t autant au-dessus de 10 quintaux
- que les 1 030 000 quintaux nécessaires
sont au-dessus des 1Â 029Â 126 quintaux, 2134 obtenus,
soit X : 10 : : 1Â 030Â 000 : 1Â 029 126, 213 4 = 10 quintaux, 008 490 5 [23].
- En effet, Ã 10 quintaux, 008 490 5 par ouvrier,
les 100000 ouvriers de la première année produiront 1 000 849 quintaux, 05.
- Les 3Â 000 ouvriers de la seconde, dont le travail est moins productif
dans le rapport de 100Â 000Â :Â 103Â 000, produiront
chacun X : 10, 008 490 5 : : 100,000 : 103,000 = 9 quintaux, 716 98
ensemble 29Â 150 quintaux, 943 0.
- Ce qui fait, pour les 103Â 000 ouvriers, 1Â 029Â 999 quintaux, 943 0,
ou le quintal par tête nécessaire à l’alimentation de la population.
Une augmentation dans la productivité du travail agricole ou une amélioration dans la technique agricole de 84/1 000 000 par année, c’est-à -dire de 9 % environ en cent ans, voilà à quoi se réduit - en admettant l’exactitude du théorème malthusien - le résultat à obtenir pour qu’avec une population doublant en moins de vingt-cinq et sans modifier la proportion originelle entre la population et ceux de ses membres appliqués à l’agriculture, les subsistances continuent à répondre aux besoins accrus.
Mais ce 84/1 000 000 par année, qui est fort au-dessous des progrès réalisés jusqu’à présent dans le système de culture, peut encore être réduit, pour peu qu’une partie des bras oisifs ou occupés à des travaux de luxe et non indispensables, soient transportés à l’agriculture.
- Supposons, en effet, qu’au lieu de rester, comme nous l’avons admis plus haut, dans la proportion d’1/10 avec la population totale (ce qui, pour le commencement de la seconde année, donnait 103 000 agriculteurs pour 1 030 000 habitants ), le nombre des agriculteurs ait augmenté de 1 % et que cette augmentation ne porte que sur les 3 000 agriculteurs nouveaux, nous aurons alors :
Au lieu de 3Â 000 , 3Â 030 agriculteurs nouveaux dont le travail,
moins productif que celui des 100Â 000 premiers
dans la proportion de 100Â 000 : 103Â 030
donnera pour chacun d’eux X : 10 : : 100Â 000 : 103 030 ou 9 quintaux, 706Â 008
et un total de 29Â 409 quintaux, 204Â 2
lesquels ajoutés aux 1 000 000 quintaux des agriculteurs de la première année,
feront 1Â 029Â 409 quintaux, 2042
pour l’alimentation des 1Â 030Â 000 individus qui composent la population,
au lieu des 1 030 000 quintaux nécessaires.
Le déficit qui,
- dans la première hypothèse, était de 873 quintaux, 7866
n’est plus maintenant que de 590 quintaux, 7958
qui disparaîtra devant une augmentation de la productivité des premiers agriculteurs ou d’une amélioration agricole
de 574Â 116 : 1Â 000Â 000Â 000,
soit moins de 6 % par siècle.
- En effet, Ã 10 quintaux, 005Â 741Â 16 par homme,
les 100 000 agriculteurs de la première année
produiront 1Â 000Â 574 quintaux, 116
et les 3 030 agriculteurs de la deuxième,
dont le travail est moins productif
- dans le rapport de 100Â 000 Ã 103Â 030,
chacun X : 10 quint, 005Â 741Â 16 : : 100Â 000 : 103Â 030 = 9 quint, 711Â 48
et ensemble 29Â 425 quintaux, 7444.
- dans le rapport de 100Â 000 Ã 103Â 030,
- Ce qui donnera, pour les 103Â 030 agriculteurs,
1Â 000Â 874 quint, 116 + 29Â 425 quint, 744 4 = 1Â 629Â 999 quint, 860 4,716
soit le quintal par tête réclamé pour l’alimentation de la population. [24]
Ce transfert à la culture de 30 hommes sur 1,030,000 a suffi à réduire d’un tiers les progrès que devait faire la production agricole pour suffire à alimenter une population doublant en moins de vingt-cinq ans !
Et quand on pense que la société actuelle compte plus de 30 % de ses membres (sans compter les femmes) occupés à ne rien faire !