Au contraire : il en va de Jaurès comme de Lénine, de Rosa Luxemburg, de Marx, d’Engels, de Robespierre, de Babeuf et de tous les autres auteurs, révolutionnaires ou non : ce qu’ils écrivent n’a de sens que dans les relations qu’entretiennent leurs écrits avec eux-mêmes et avec les autres personnes de leur temps, avec les évènements et avec les conditions dans lesquelles ils sont lorsqu’ils écrivent.
Il en résulte que celui qui étudie un écrit du passé, quel que soit ce texte et quel que soit son auteur, ne peut déterminer son sens que s’il prend connaissance, au moins :
- de la situation générale et politique qui constituait l’ambiance dans laquelle vivaient l’auteur et les destinataires du texte,
- des évènements auxquels le texte se rapporte,
- de ceux au sein desquels vivent et agissent les personnes en cause,
- ainsi que de la personnalité de l’auteur
- et de l’identité individuelle ou collective du ou des destinataires du texte :
et de plus, celui qui étudie un texte doit rester conscient de ce qu’il est lui-même, ainsi que des raisons qui l’ont conduit à faire l’étude de ce texte.
Le sens d’un écrit n’est jamais une donnée absolue tout entière contenue dans le texte : il est toujours sous la dépendance de tout cela.
Lénine et Jaurès
Lénine, il est vrai, a écrit des mots très sévères à l’égard de ceux qu’il appelle « les Jaurésiens » ; je conseille la lecture ou la relecture de La trahison de la social-démocratie, de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, de L’Etat et la Révolution, écrits après la mort de Jaurès, survenue le 31 juillet 1914 : il est parfaitement vrai que ces mots dénoncent « les Jaurésiens » comme réformistes.
Mais cela doit-il nous conduire à considérer que Lénine a condamné l’Å“uvre véritable de Jean Jaurès pour réformisme ? Certainement pas, et cela pour plusieurs raisons :
D’abord, il est inconcevable que le sens politique très affà »té de Lénine lui ait permis d’imputer à Jaurès la grande trahison de la social-démocratie, alors que Jaurès a été assassiné précisément parce qu’il s’opposait à cette trahison en s’opposant à la guerre impérialiste !
La question posée est donc celle du sens que Lénine a inscrit dans ces mots ; pour y répondre, il faut revenir à la réalité dans laquelle vivait et agissait Lénine : il écrivait pour les communistes de l’Empire des Tsars russes ; or dans cet empire, d’une part l’analphabétisme des membres du peuple était à peu près total, et d’autre part le droit humain et civique de penser n’avait jamais existé ; les classes exploiteuses avaient donc toute licence de développer les institutions et mouvements idéologiques par lesquels elles prenaient le peuple sous leur coupe, lui imposant leur tutelle.
Déjà aux yeux des bourgeoisies de toute l’Europe, l’un des plus efficaces de ces mouvements idéologiques était le réformisme ; bien développé par les bourgeoisies d’Allemagne, d’Angleterre et de France et intensément propagé par elles dans les classes ouvrières de ces pays et, dans toute la mesure de leurs intérêts, dans celles des pays où elles développaient leurs affaires (la Russie était un de ces pays), le réformisme représentait un danger particulièrement grave pour la classe travailleuse, tant paysanne qu’ouvrière, de l’Empire russe : que les ouvriers et les paysans se laissent persuader de ce que le mouvement économique fondé sur la propriété privée du capital et l’appropriation privée du profit assure automatiquement, c’est-à -dire sans que les membres du peuple aient besoin de penser et de faire de la politique, la satisfaction de tous les besoins de subsistance des membres du peuple, et la bourgeoisie détiendrait le pouvoir absolu pour longtemps ; les traditions policières de l’empire étaient, pour l’essentiel, à son service, formant déjà la base du système policier bourgeois.
En Russie, les menchéviks, que soutenaient les chefs réformistes de l’Internationale ouvière, portaient le réformisme ; tous prenaient nombre de références dans une histoire très simplifiée et très confuse de la Révolution française ; lorsqu’après la formation du Parti socialiste SFIO, Jaurès fut devenu un des orateurs écoutés de l’Internationale ouvrière, beaucoup de chefs menchéviks jugèrent opportun de se couvrir de son nom : leurs discours composèrent un personnage de fiction auquel ils donnèrent le nom de Jaurès.
Composer cette fiction fut facile : il suffisait d’effacer des véritables propos de Jaurès tous les textes et discours qu’il avait écrits ou prononcés pour soutenir et pour contribuer à faire avancer les revendications des ouvriers et des paysans de France, ainsi que pour faire état de leurs luttes dans les débats parlementaires et autres : effacer cela était facile, parce que les conditions de l’empire russe et celles de la France bourgeoise étaient assez différentes pour que la plus simple description de la lutte des classes en France paraisse aux membres des peuples de l’empire des tsars russes plus obscure qu’une dissertation de théologie.
Les Menchéviks ont donc baptisé Jaurès un personnage de fiction par lequel ils représentaient en Russie l’esprit de conciliation et de consensus qui prévaut dans les parlements bourgeois.
Au lendemain de la mort de Jaurès, les manigances réformistes sont devenues cyniques à force d’évidence :
en France, tous les réformistes français portant l’étiquette du parti socialiste SFIO, qu’ils soient ses députés ou les membres de sa direction, ont répondu « Présent ! » à l’appel des clairons impérialistes : leur ralliement traçait déjà la ligne de la rupture opérée plus tard au congrès de Tours : leur trahison fut encore aggravée par le fait qu’ils n’avaient pas cessé de se dire membres du parti de Jaurès ;
en Russie, les Menchéviks purent jouer de plus belle, sans vergogne, leur Jaurès fictif comme un atout pour mieux combattre la révolution en écrasant le peuple sous la guerre, et maintenir le régime capitaliste de la propriété.
Dans l’empire russe, les pionniers de la lutte pour briser les tutelles imposées par les classes exploiteuses à la pensée des exploités étaient les communistes, depuis la fin du dix-neuvième siècle : les Bolchéviks avaient à tâche de briser les mouvements politiques et idéologiques bourgeois qui tentaient de prendre la classe ouvrière et la paysannerie sous leur coupe ; dans l’avant-guerre déjà , c’était le devoir prioritaire de Lénine de dénoncer les réformistes et de démasquer ses agents : et c’était son devoir de ne pas épargner le personnage de fiction composé par les réformistes et que ceux-ci avaient baptisé Jaurès : il s’agssait pour Lénine de maintenir les communistes de l’empire des tsars russes à leur tâche essentielle : l’analyse concrète des conditions matérielles que l’empire des Tsars faisait à l’exploitation des peuples et aux revendications populaires, afin de contribuer à ce que les ouvriers et les paysans de l’empire ne s’écartent pas de leur intérêt premier : revendiquer les droits et moyens de vivre dignement, que le capitalisme, prenant la suite du système féodal-oriental, leur refusait.
Il est vain de prétendre dire comment Jaurès aurait réagi aux dénonciations de Lénine ; mais la logique qui a porté Jaurès à soutenir sans cesse ni défaillance les luttes de la classe ouvrière française contre l’exploitation capitaliste, et selon laquelle il a évolué tout au long de sa vie, cette logique n’a qu’un prolongement après le premier aoà »t 1914 : condamner radicalement le ralliement à l’Union sacrée, condamner radicalement le réformisme tout comme Lénine l’a fait, et exclure du parti révolutionnaire les réformistes et leur idéologie comme le Congrès de Tours l’a fait : ce prolongement est à mes yeux la seule hypothèse vraisemblable : mais l’histoire n’est pas une suite d’hypothèses.
Le fait historique est que les congressistes de Tours ont trouvé dans l’Å“uvre de Jaurès une très grande part de leurs raisons d’adhérer à l’Internationale communiste, et qu’ils ont trouvé le reste de leurs raisons dans la guerre inter-impérialiste qui venait de s’achever.
Je reste persuadé que Jaurès a fait oeuvre révolutionnaire, qu’il était un révolutionnaire.