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Les Difficultés spécifiques de l’Histoire sociale

Connaître l’histoire

Article paru dans le numéro 29 de "Mémoire active"

vendredi 18 février 2011, par Jean-Pierre Combe

- Première partie d’une étude parue dans les numéros 29 et 30 de Mémoire active, revue de l’Institut CGT limousin d’histoire sociale. On lira la seconde partie sous le titre Exemple : écrire l’histoire de la mutualité

L’histoire est une science, on ne peut pas l’écrire n’importe comment

- Blaise Pascal (1623-1662) ne plaçait pas l’histoire dans le domaine de la Science, mais dans celui de la Révélation ; il l’apparentait ainsi àla religion et interdisait toute discussion des documents du passé.
- Au contraire de Blaise Pascal, les érudits tels Martin Lüther, Erasme et tous les autres qui ont jalonné la période s’étendant de la fin du Moyen Age aux Temps modernes (c’est ainsi que les historiens nomment les siècles des Louis 13 et 14) discutaient les documents du passé :

- ils accordaient aux textes antiques une valeur documentaire supérieure àcelle des oukazes (ou bulles) pontificaux : ils se voyaient autorisés par l’étude qu’ils faisaient de ces textes d’en discuter le sens, même après que le gouvernement de l’Eglise en avait donné l’interprétation officielle, celle qu’elle voulait rendre obligatoire pour les fidèles de l’Eglise romaine, et même si leur discussion les conduisait àune interprétation différente de celle de Rome, voire contraire àelle ; ils découvraient que les documents du passé ne révélaient pas leur sens àla première lecture, mais seulement au bout d’un effort critique exigeant, qui comporte de nombreuses discussions ; leur travail posait les bases d’une science de l’histoire.
- L’histoire, la première des sciences
- Marx, quant àlui, a écrit que « l’Histoire est la première des sciences » : j’ai rencontré cette citation après avoir fait de longues études de sciences mathématiques et physiques, et j’ai pris maintes fois le temps d’y réfléchir : je pense en effet que l’histoire est la première des sciences, non pas parce que Marx l’a dit (ce ne serait pas une raison scientifique, et ce ne serait pas non plus une raison marxiste), mais àcause de la place qu’elle occupe dans le processus global de la connaissance humaine :

  • parmi les plus anciens textes de nos civilisations entièrement composés de manière àexposer et àargumenter des faits, les plus nombreux (et, depuis quelques siècles, les plus connus) lui sont consacrés ; cela fait de l’histoire une excellente candidate au titre de première discipline née au cours de l’histoire des sciences ;
  • le développement d’une expérience scientifique commence par le récit que fait le chercheur d’un événement qu’il a observé ou cru observer et qu’il souhaite vérifier et préciser : c’est un récit individuel fait dans la langue humaine ; et c’est la critique de ce récit, faite dans la même langue, qui conduit àdéfinir les conditions de la nouvelle expérience et la nouvelle expérience elle-même ; sur ce plan, le fait que le chercheur commence par exposer le déroulement de l’évènement observé, qu’il critique ensuite cet événement et développe cette critique jusqu’àce qu’elle aboutisse àexposer la prochaine expérience, ce fait place logiquement l’histoire au début du processus d’investigation scientifique ; ce plan de l’existence de l’histoire est propre au chercheur ; il est individuel ; il comporte une forte composante collective, même si le chercheur travaille seul, parce que la recherche scientifique est un besoin de la collectivité qui se réalise dans l’individu ;
  • les processus par lesquels l’enfant prend conscience, puis connaissance du monde dans lequel sa naissance l’a plongé sont constitués d’une interférence profonde de tous ses divers processus physiologiques, notamment cérébraux, sans cesse troublée par l’action des membres de la structure au sein de laquelle il est élevé (d’abord sa structure d’élevage,sa famille le plus souvent, bientôt complétée par les milieux sociaux au sein desquels il va vivre, notamment par l’école, lorsqu’elle existe) ; l’interférence du milieu dans les processus cérébraux de l’enfant détermine l’ensemble de son développement mental, depuis ses processus affectifs jusqu’àson intelligence ; l’un des mécanismes les plus essentiels de ce développement est l’apprentissage de sa langue maternelle par l’enfant, et cet apprentissage, tous les parents ont eu l’occasion de le constater, comporte de nombreux moments au cours desquels l’enfant apprend àdire les choses et àcomprendre ce qu’on lui dit :
    • au cours de ces moments, l’enfant apprend les procédés de base que nous utilisons tous, y compris les historiens, pour faire le récit des évènements et pour critiquer ces récits : ces procédés sont la base grammaticale de la langue maternelle de l’enfant, en même temps que la base logique de la critique des textes, dont l’historien se sert principalement pour ses études et pour ses recherches, comme nous allons le voir ;
  • sur ce plan, celui du développement qui va transformer le nouveau-né en petite fille ou en petit garçon, l’histoire se montre non seulement comme la première des sciences, mais comme la science fondamentale, celle qui sert de fondement aux autres sciences ; on remarquera que ce processus de développement de la connaissance propre au petit enfant est individuel en même temps qu’il est sollicité sans cesse et intensément par le collectif qui élève l’enfant.

- Première des sciences, l’histoire est donc une science très ancienne et très fondamentale.

- La méthode scientifique de l’histoire
- Pourtant, la méthode scientifique de l’histoire n’a été explicitement dégagée dans toute sa cohérence que tout récemment, entre les milieux du dix-neuvième et du vingtième siècles.
- Pourtant encore, bien des auteurs se disent aujourd’hui historiens alors que leur méthode relève, pour certains, de la révélation, et même pour d’autres, du « n’importe quoi », et qu’ils n’acceptent pas la discussion historique.
- Il est donc pertinent d’exposer ici en quelques paragraphes les principales bases de cette méthode.

  • La matière qu’étudie l’histoire, ce sont les documents dans lesquels des acteurs de l’histoire ont inscrit une part de l’information de leur vie : ces documents peuvent être des récits de voyages, des journaux intimes, des récits d’évènements, des chroniques (àpeu près) contemporaines de leur sujet, des rapports d’activité, des actes authentiques (notariés), des minutes de procès, des actes royaux ou souverains, des œuvres littéraires, etc... Notons que certains historiens élargissent leur définition du document et s’intéressent àdes objets non littéraires, mais porteurs de sens culturel, tels que costumes, tableaux, monuments, etc...
  • La recherche des documents
    - Pour étudier l’histoire, il faut d’abord rechercher et collecter les documents susceptibles de contenir l’information sur l’objet de l’étude.
    - Certains de ces documents, par exemple ceux qui sont archivés, peuvent être d’accès facile ; mais d’autres sont d’abord inconnus : par exemple, ceux dont l’historien apprend l’existence en lisant les premiers documents auxquels il a pu accéder : devant de tels cas, l’historien doit se mettre àla recherche du document en tentant de suivre les évènements de l’histoire, la succession des héritages et des ventes qui ont pu le transporter d’un lieu àl’autre ou d’une propriété àl’autre.
    - Cette enquête est nécessaire àl’historien, mais pas seulement dans la mesure où elle conduit au document, ce qui très souvent n’est pas le cas, mais aussi parce que chacune de ses étapes l’éclaire un peu sur la vie sociale concrète d’autres acteurs, tels que serviteurs, agents de vente, notaires, policiers, juges, ..., depuis le moment où le document a été établi jusqu’au moment où l’historien le trouve et peut en prendre connaissance, ou ne le trouve pas. Il se trouve que ces autres acteurs de la vie sociale sont le plus souvent des acteurs muets de l’histoire telle que nos universités l’enseignent aujourd’hui.
  • Le contenu des documents
    - Déjàpendant la collecte des documents, l’historien doit prendre connaissance de leur contenu, d’abord pour vérifier que chacun est un véritable document, puis pour s’assurer que sa collection est complète, c’est-à-dire, qu’elle lui permettra d’étudier complètement la période et le lieu, ou l’évènement, qui font l’objet de son étude.
    - On le voit, la critique est un moyen nécessaire de la collecte des documents.
  • L’édition des documents
    - La collection rassemblée, l’historien doit se mettre àsa deuxième tâche : éditer les documents collectés ; cela consiste d’une part àles rendre accessibles et lisibles àquiconque est susceptible de s’intéresser au même objet que lui, c’est-à-dire accessibles et lisibles au grand public, et d’autre part, àexposer le sens que porte chaque document du point de vue de l’étude qu’il poursuit ; il s’agit simplement pour lui de parvenir àcomprendre pleinement les documents de sa collection.
    • Exposer le sens des documents du point de vue de l’étude en cours : cette précision est nécessaire, parce que ce document peut aussi entrer dans la collection d’un autre historien pour une autre étude, et que cet autre historien travaillant de ce fait avec un autre point de vue, donnera très normalement un autre sens àce même document : cette réalité est la source de nombreuses discussions entre historiens... Cela ne doit pas nous étonner, car d’une manière générale, tous les textes peuvent donner lieu àdiscussion : l’ambigüité est en effet une propriété essentielle de toute langue humaine.
    • Le sens de chaque document de la collection pertinente ayant été exposé, l’historien constate qu’il doit les confronter ; en effet, il est fréquent que les documents de la collection présentent soit dans leurs propos, soit l’un avec l’autre, des contradictions ; cela non plus ne doit pas nous étonner : la contradiction est une autre propriété essentielle de toute langue humaine.
    • Devant des documents contradictoires, l’historien commet une faute très lourde, extrêmement grave, lorsqu’il fait un tri parmi eux, gardant dans sa collection ceux qu’il explique facilement, et écartant ceux qui n’entrent pas dans ses explications, ou qui le contredisent ; ces contradictions elles-mêmes sont significatives pour son étude, et l’historien a le devoir d’en dégager le sens : cela fait encore partie de la tâche de critique documentaire qui lui incombe ; cette tâche lui fait courir le risque que son étude, ainsi conduite avec la rigueur qu’exige la science, aboutisse àdémentir sa première représentation de l’objet qu’il étudie : l’historien véritable accepte ce risque comme un évènement nécessaire de sa méthode, qui lui impose de modifier sa première représentation de l’objet qu’il étudie. Malheureusement, nous voyons aujourd’hui de nombreux auteurs se prétendre historiens alors qu’ils trient dans leur collection de documents et n’exploitent pour leurs écrits que les documents qui confirment leurs thèses préétablies : c’est un défaut fréquent des acteurs publics de la politique, et c’est la faute méthodique et délibérée des négateurs de l’histoire, de tous ceux, par exemple, qui nient les crimes racistes, les crimes nazis et les crimes fascistes.
    • Les plus importantes de ces contradictions donnent àl’historien àconstater qu’il avait de son objet une représentation abusivement simplifiée, et qu’il lui faut prendre en compte un ou plusieurs aspects de l’objet étudié qu’il ignorait ou négligeait jusque-là, afin d’élaborer une représentation plus exacte, car abandonnant les traits de représentation que la documentation dément désormais, et plus complète, car prenant en compte tous les aspects de l’objet que les documents vérifient, ceux qui sont connus par des documents anciens et nouveaux, et ceux que les contradictions ont obligé l’historien àprendre en considération.
    • En réalité, c’est la résolution de toutes ces contradictions qui conduit l’historien àprogresser dans la connaissance de son objet.

- On voit ici deux choses :

  • la critique est le moyen spécifique du travail d’édition que l’historien doit appliquer aux documents qu’il a collectés ;
  • la tâche d’édition documentaire impose àl’historien de prendre des risques.

- Le récit
- L’édition des documents conduit àla troisième tâche de l’historien : le récit de l’évènement qu’il étudie, ou des évènements qui se sont déroulés pendant la période et dans le lieu qu’il a entrepris d’étudier.
- Rédiger ce récit est de deux manières l’aboutissement logique de la critique de la collection et de l’édition documentaires : d’une part, que l’historien rédige le récit de l’évènement, ou de l’ensemble d’évènements dont il a entrepris l’étude, est logique parce que ce récit était, au fond, le but de son étude ; et d’autre part, le récit qu’il va rédiger va contenir des assertions (l’affirmation de propositions) dont la preuve consistera dans la critique conjuguée de certains des documents de sa collection, et de leurs contradictions comme c’est souvent le cas ; en histoire, le récit est l’aboutissement de l’édition des documents, de la même manière qu’en mathématiques, le théorème est l’aboutissement de sa démonstration.

  • Cela impose àl’historien, lorsqu’il publie ses résultats, d’intégrer àson récit les liens de raisonnement produits par la critique des documents et tout particulièrement par la critique de leurs contradictions, et prouvant sa thèse et ses assertions principales ; de l’accompagner de la reproduction ou de la copie des documents indispensables àsa démonstration ; d’y annexer la liste, ou au moins une grande partie de la liste des références des documents de sa collection.

- D’une manière générale, quand un auteur commence son travail en écartant de sa collection les documents qui lui semblent contraires àce qu’il veut prouver, qu’il fonde son travail sur la collection ainsi réduite, puis qu’il publie le travail ainsi fondé, les démonstrations contenues dans ce travail sont fausses.
- La suite de cette étude est exposée dans Exemple : écrire l’histoire de la mutualité.

Un exemple vécu : quand un historien rappelle ces vérités...

-En novembre 2008, l’association corrézienne Peuple et Culture (PEC) avait organisé une conférence-débat avec l’historien belge Bruno Kartheuser. Celui-ci a consacréonze années de ses recherches àune reconstitution des faits qui se sont déroulés àTulle, en juin 1944. Ses travaux sont connus en France, en Belgique et en Allemagne.
- Manée Teyssandier, présidente de PEC, soulignait (voir l’édition de la Corrèze de l’ECHO du 15 novembre 2008) :
l’essentiel de son intervention a porté sur la mise àjour, dans un langage compréhensible par tous, des principes, méthodes et valeurs de la recherche historique, popularisant ainsi ces données qui peuvent permettre àchacun de discerner, lorsqu’il se confronte àun ouvrage sur les évènements de juin 1944, s’il s’agit d’un ouvrage d’histoire ou d’un ouvrage d’opinion... Ce qui est en cause, affirme-t-elle dans le même article, ce n’est pas la liberté de la recherche historique, mais bien précisément le non-respect de ses méthodes, principes et valeurs...
- Et en effet, dans
l’édition de la Corrèze de La Montagne du 14 novembre 2008, Bruno Kartheuser ne mâche pas ses mots lorsqu’il parle de l’ouvrage, paru quelques mois plus tôt, de Jean-Jacques Fouché et Gilbert Beaubatie, sur les évènements de Tulle : Le livre de Fouché et Beaubatie est avant tout un livre d’opinion. Est-ce qu’on peut se permettre de donner des opinions gratuites et agressives sur des faits d’une telle gravité ? Il ne s’agit pas d’un ouvrage tout simplement médiocre. Il y a une mise en cause de la Résistance, des propos qui frisent l’insulte... Il poursuit ; L’honnêteté élémentaire d’un historien exige qu’il respecte les publications précédentes ou qu’il les réfute... Fouché et Beaubatie retournent àune vue historique qui colle avec les années 50, lorsqu’on n’avait pas encore la possibilité de vérification d’aujourd’hui... Leur travail suffit tout juste pour faire un peu de bluff aux yeux des Français qui en savent encore moins qu’eux. Il conclut : Leur livre serait intraduisible en Allemand. Il serait la risée des gens du métier.
- Le texte de cette conférence est disponible àPeuple et Culture, rue Louis Mie, 19000 Tulle.

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