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Pourquoi les idiomes de France disparaissent-ils aujourd’hui ?

et comment le français est devenu langue nationale en France

mardi 14 juin 2011, par Jean-Pierre Combe

Avertissement

- Toute femme, tout homme, tout enfant a le droit de parler comme parlaient sa mère et son père : quelle que soit la langue de son quotidien, il reste très attaché àcette ou àces premières langues de son enfance. En France, cela concerne pour les uns les langues, dialectes et patois régionaux et locaux, et pour les autres, les immigrés, les langues de leurs pays d’origine.
- A propos des idiomes de notre pays, nous subissons une propagande insidieuse, très hypocrite, qui se prétend régionaliste ; mais en vérité, cette propagande est contre-révolutionnaire, réactionnaire.

1-L’enjeu :

- Ne pas laisser la spéculation assurer la victoire de l’ignorance !
- Ne pas laisser l’ignorance l’emporter sur la raison !
- Ne pas laisser l’ignorance soumettre les citoyennes et les citoyens àla dictature que l’on nous prépare !

2-La lutte idéologique àpropos des langues, dialectes et patois régionaux de France

- La proportion des habitantes et habitants de la France qui parlaient les langues, dialectes et patois régionaux et locaux de notre pays est restée stable pendant des siècles, du Moyen Age àla fin du dix-neuvième siècle.
- C’est alors qu’un jeune militant royaliste, Charles Maurras (1868-1952), découvrit l’attachement des Français àces idiomes, et saisit l’opportunité d’en faire un argument de sa propagande contre-révolutionnaire. Il a ainsi donné la première impulsion àune propagande qui se dit régionaliste en prétendant que son seul objectif serait de rendre leur valeur aux langues régionales de notre pays ; mais pour atteindre cet objectif, cette propagande s’efforce de nous imposer diverses idées fausses, et ces idées, si nous les faisions nôtres, nous priveraient d’une part essentielle de notre histoire ; c’est làque Charles Maurras a placé son intention contre-révolutionnaire : spéculer sur l’attachement des Français àleurs idiomes locaux pour leur faire oublier tout ce que la Révolution a pu apporter de progrès ànotre société et, par elle, àl’humanité ; au fond, c’est une spéculation sur notre ignorance de la réalité des dialectes et des patois de notre propre pays.
- Cette propagande s’est fondée sur une idée que Frédéric Mistral (1830-1914) avait développée devant Charles Maurras lors de leur rencontre : la prétention àretrouver la « pureté linguistique » des langues régionales d’autrefois ; ce fut d’abord une propagande relativement discrète et ininterrompue ; par la suite, elle s’est enrichie de nouveaux thèmes, et s’est considérablement intensifiée depuis trois décennies environ.
- Une conséquence très directe et inévitable de la première guerre mondiale fut que les parlers locaux et régionaux de France ont très sensiblement décliné ; deux drames de la guerre en furent les causes directes : d’abord l’hécatombe dans laquelle sont tombés nos travailleurs, dans des proportions variant, d’une commune rurale àl’autre, de un sur cinq àun sur deux ; ensuite, au retour de la paix, de nombreux poilus démobilisés ont été embauchés dans les usines et ne sont pas revenus travailler la terre : or, les travailleurs de la terre étaient les principaux porteurs des langues, dialectes et patois régionaux et locaux ; aucun évènement, aucune réorganisation des institutions de notre pays n’avait causé auparavant àces idiomes un déclin de l’ampleur de celui causé par la première guerre mondiale.
- La propagande régionaliste réactionnaire s’est emparée de ce déclin ; mais ce n’est pas àla guerre qu’elle en impute la responsabilité : c’est la République qu’elle accuse d’avoir voulu l’anéantissement des patois de France, et l’école laïque qu’elle accuse d’être le moyen de cet anéantissement.
- Pendant l’entre-deux guerres, ce déclin a continué très lentement ; il a pris une accélération catastrophique àpartir du milieu du vingtième siècle ; cela nous a donné l’impression d’un processus irréversible devant conduire àla disparition de nos patois et dialectes ; sans en connaître les raisons, nombre d’entre nous se résignaient àce déclin parce qu’ils le croyaient inévitable, mais beaucoup avaient le sentiment tout-à-fait justifié d’un désastre culturel affectant principalement la culture populaire ; la propagande régionaliste réactionnaire a fait de ce désastre un de ses thèmes de prédilection.
- Aujourd’hui, cette propagande bénéficie d’importants soutiens financiers et idéologiques que lui apportent des institutions de l’Europe supranationale : ces soutiens sanctionnent le fait qu’elle contribue àl’intense dénigrement subi par la langue française de la part de partisans de l’obligation de parler anglais dans toutes les réunions où se décident nos affaires et notre destin ; pour ces ministres de nos gouvernements, pour ces politiciens de diverses étiquettes, dont certains s’affichent « de gauche », et surtout pour les patrons dirigeant le capitalisme dans notre pays, il s’agit de dissoudre la France afin de parvenir àconstruire l’Europe.
- Cette propagande « régionaliste » porte donc une orientation réactionnaire, de la pire réaction qui soit : l’axe de ses efforts est de mettre fin au statut particulier dont jouit la langue française dans la nation française ; au bout de ces efforts, elle atteindrait l’objectif d’effacer de notre mémoire toute notre tradition démocratique et révolutionnaire, tout en bétonnant les fondements de l’empire de la grande bourgeoisie capitaliste : officiellement supranational, cet empire est antinational.
- La résistance àcet empire est donc plus que nécessaire : elle est vitale !
- Il importe donc de poser les principes essentiels de la résistance, qui est nécessaire sur ce terrain-làaussi : c’est le but de cet article.

3-Raisonner les langues humaines : dans quelle matière faut-il fonder les critères de vérité ?

- En matière de langues humaines, nous avons souvent l’occasion de lire des théories très arbitraires, dont les affirmations reposent sur les préjugés les plus divers : l’expérience de plusieurs siècles de guerres et autres affrontements religieux nous prouve assez que l’affrontement des préjugés ne conduit pas àdécouvrir la vérité ; or, en cette matière aussi, nous avons besoin de vérité.
- La vérité d’une théorie doit être fondée dans la réalité, même approximativement, parce que la réalité est indépendante du théoricien : un critère de vérité est une méthode indépendante de la personnalité du théoricien, qui conduit àconfirmer ou àréfuter les propositions de la théorie ; de sorte que la confrontation de la théorie au critère de vérité est constitutive de tout effort qui rapprochera la théorie de la réalité.
- Il faut donc rappeler ici quelle est la réalité indépendante du théoricien, celle dont l’existence ne dépend pas des préjugés, dont l’observation peut démentir les préjugés et déjouer les faux raisonnements, celle qui restera aussi ferme que l’est la matière dont nous sommes faits ; celle en somme dans laquelle le matérialiste doit fonder les critères de la vérité scientifique : s’agissant des langues humaines, cette matière est l’usage concret que font les humains des langues qu’ils parlent.
- Oui, celle ou celui qui entreprend de réfléchir au sujet du statut qu’une société fait aux langues que parlent ses membres doit, àchacun des moments de sa réflexion, s’interdire d’oublier quels sont ces usages concrets.
- Il y a plusieurs plans d’usages des langues humaines :

  • celui où dominent de très loin les usages concrets est celui où pratiquent les femmes et les hommes au contact de la matière physique (ou biologique) et engagés dans sa transformation, c’est-à-dire au travail (quel que soit le statut social de celles et ceux qui travaillent) ;
  • un autre plan mêle aux usages concrets une plus grande proportion d’usages abstraits, c’est celui des relations mutuelles quotidiennes qu’entretiennent les humains dans les structures de base de la société (maison, village ou quartier, famille, échanges interpersonnels de toutes natures, en particulier économiques...) ;
  • le plan où dominent les usages abstraits est celui des relations avec l’esprit collectif de la société (avec la mémoire du groupe, les institutions politiques, le système qui préside aux relations sexuelles,...) ; ce dernier plan est aussi celui des modes individuels et collectifs de raisonnement, des sensibilités poétiques, artistiques... : de sorte que la langue n’est pas seulement le moyen de communiquer dont disposent les êtres humains : c’est aussi le premier moyen et le premier support de la mémoire et de la conscience collectives des sociétés humaines.

- Les langues humaines furent orales pendant plusieurs centaines de millénaires ; ce n’est que tout récemment que l’écriture est venue compléter toutes leurs fonctions ; elle a donné aux discours un support durable : grâce àcela, l’humanité a reconnu les fonctions du langage qui gagnaient àêtre inscrites sur ces supports et les a perfectionnées.
- Ainsi, la réalité des langues humaines s’étend du concret àl’abstrait ; c’est parce que la réalité des langues humaines est investie dans toute l’étendue du concret qu’il est possible de définir un critère matérialiste de la vérité pour leur étude et de le mettre en œuvre : le savant qui se met àl’étude scientifique des langues humaines doit fonder ses critères de vérité dans toute l’étendue de la réalité des langues humaines décrite ci-dessus, sans limiter le champ de ses critères aux domaines de l’abstraction, ni même aux plans d’usage des langues où l’abstraction domine.
- Pour toutes ces raisons, et en particulier àcause de la possibilité de fonder un critère matérialiste de vérité en matière linguistique, la langue humaine est un moyen essentiel, indispensable non seulement àl’expression, mais aussi àla maintenance, tout simplement àla vie des cultures humaines.

4-Le statut de la langue française sous l’Ancien régime

- Les diverses ordonnances prises àla fin du Moyen Age et au début de la Renaissance par le roi de France et par ses représentants dans les provinces ont fait de la langue du roi la langue de la justice royale, puis celle de toutes les institutions du royaume ; en même temps, les bourgeoisies commerçantes de toutes les villes du royaume, qui la pratiquaient déjàdepuis des lustres pour leur commerce de ville àville, l’adoptaient comme langue de toutes leurs affaires, généralisant ainsi son usage : la langue du roi est ainsi devenue la langue de la politique et de l’économie dans l’ensemble du royaume de France, tandis que les mouvements de la diplomatie des rois et princes d’Europe la validaient bientôt dans les relations entre leurs cours.
- Dans le même temps, les poètes, les hommes de théâtre, ceux du moins dont les noms nous sont restés, se détournaient de la culture en vase clos et àcourte vue qui résultait des conventions de cour et que l’on appelle la courtoisie : c’est le monde qui les intéressait.
- Ils entreprirent de parler comme on parlait dans les quelques villes qu’ils connaissaient, et d’écrire comme ils parlaient, sans respecter les règles auxquelles se pliaient leurs prédécesseurs ; ils réfutèrent le reproche d’écrire comme parlaient les crocheteurs des Halles, que leur faisaient les nostalgiques de la plus étroite féodalité médiévale, et nous devons àces poètes innovateurs de la langue nombre des plus beaux textes de la poésie française : ils ont fait de la langue du roi de France une langue de la littérature.
- Toujours dans ce même temps, les voyageurs, les hommes de science, les philosophes se lassaient de devoir obéïr aux décrets de l’Eglise, obéïr au Pape, et se refusaient de plus en plus àécrire dans la langue de l’Eglise, la langue latine ; ils se mirent àtravailler la langue du roi de France : la mettant eux-mêmes en œuvre, ils en ont fait une langue de la science et de la philosophie.
- Prenant la mesure des grandes Découvertes et des progrès de l’astronomie, de la physique et des premières observations faites sur les autres civilisations, alors dites « sauvages » ou « primitives », les travaux des philosophes produisirent bientôt les Lumières philosophiques.
- S’ensuivirent des décennies d’une large discussion dans toutes les catégories de la population ; sous l’effet de la très légitime curiosité des membres du peuple, cette discussion ne se déroulait pas seulement en français, mais dans tous les idiomes que l’on parlait dans le royaume : elle aboutit àremettre en cause tous les principes auxquels on avait obéï jusque-là, en traduisant concrètement la plus grande des Lumières en une revendication populaire : la double revendication d’égalité en droits et de liberté. C’est cette revendication qui a fédéré les forces sociales contre les privilèges : elle est le fondement de l’unité révolutionnaire.
- Il faut reconnaître que cette discussion n’eut pas seulement lieu dans le royaume de France, mais aussi ailleurs en Europe.
- Au bout de cette discussion, le français n’était plus seulement la langue des quelques dizaines de personnes qui, autour du roi, faisaient la politique : elle était devenue la langue de la politique pour tous les sujets du roi de France, qu’ils parlent le français ou que, comme la majorité d’entre eux, ils ne le parlent pas : le fait est que le système d’inégalité qu’était l’Ancien régime interdisait au peuple la politique.
- Mais la revendication d’égalité en droits et de liberté implique la revendication populaire de participer directement et de plein droit àla vie politique : il en résultait donc aussi une revendication populaire d’apprendre la langue de la politique, le français.
- Pour bien comprendre cela, il faut reconnaître cette vérité que le statut qui était celui de la langue française dans le royaume de France n’a jamais impliqué l’écrasement des autres idiomes parlés en France : les sujets de ce royaume savaient parfaitement, souvent par expérience personnelle, que d’apprendre le français ou un autre idiome ne pouvait aucunement les empêcher de parler la langue de leur enfance.
- Observons encore que pendant les quelques cinq siècles au cours desquels la langue française a ainsi changé, les autres idiomes des sujets du roi de France ne changeaient guère : ces idiomes étaient les langues du travail paysan, et la nature des progrès techniques faits en agriculture pendant cette période n’a pas impliqué de modification sensible des rapports que le travail nouait entre les humains ; ils n’ont donc porté aucun préjudice aux langues du travail.

5-La Révolution crée la Nation française, avec le français pour langue nationale

- C’est ainsi qu’àla fin de l’Ancien Régime, le Roi convoquait en français les Etats généraux, rédigeant en français tous les documents annexes de cette convocation, notamment ceux qui ordonnaient que, dans toutes les paroisses, ses sujets préparent la réunion en rassemblant leurs doléances et en les inscrivant dans des cahiers.
- Demandés par le roi, les cahiers de doléances devaient être rédigés dans la langue du roi, en français ; mais les sujets du Roi de France ne pouvaient énoncer leurs doléances que dans leurs propres langues : dans toutes les paroisses du royaume, c’est évidemment dans le parler local qu’a eu lieu la délibération des doléances : ce n’est qu’une fois déterminées par les paroissiens que ces doléances étaient traduites dans la langue du destinataire, le roi, puis inscrites dans les cahiers ; il s’en suit que si les cahiers de doléances sont rédigés en français, ceux qui ont été délibérés dans cet idiome sont beaucoup moins nombreux que ceux qui ont été délibérés dans un autre ; la masse des doléances a été traduite de l’idiome parlé localement en langue française.
- Nous pouvons donc affirmer que, par le truchement d’une traduction assurée localement, toutes les langues, tous les dialectes et tous les patois du royaume ont contribué àcette première étape de la Révolution française ; par conséquent, chacun de ces parlers a conservé, dans son vocabulaire, dans les usages de sa syntaxe ou dans les tournures habituelles de ses phrases, non seulement le souvenir de cet événement, mais aussi celui de la nécessité et de la possibilité d’assurer les traductions de l’idiome local au français et du français àl’idiome local.
- Le 14 janvier 1790, la Constituante, soucieuse d’unir les forces révolutionnaires, décide que les nouvelles lois seront traduites dans tous les idiomes parlés dans le royaume ; le roi s’y oppose et met son véto : la décision n’est pas promulguée (n’est pas mise en vigueur) ; clairement, le roi s’oppose ainsi au progrès de l’union des forces de la révolution.
- En vérité, la République engendre le besoin de permettre àtous ses citoyens de parler la langue nationale, mais absolument pas celui d’écraser les langues, dialectes et patois régionaux et locaux : le français, pour être langue nationale, n’a aucun besoin que les autres idiomes disparaissent !
- Après la chute du roi, la Convention prend en mains la fonction législative : dès le début de sa session, elle prend la même décision de faire traduire les nouvelles lois dans les idiomes parlés en France.
- Nous pouvons alors comprendre que la Révolution ne s’est pas faite seulement en français : au contraire, les paysans délibéraient dans leur propre langue pour ou contre la Révolution, et le cas échéant pour décider de s’engager dans les luttes et les combats, les armes àla main s’il le fallait ; on parlait toutes les langues, tous les dialectes et tous les patois régionaux et locaux dans les troupes de la révolution comme dans celles de la contre-révolution ;

6-Anéantir les patois ? Quelle idée !

- L’idée d’anéantir les patois est donc venue tardivement dans le cours de la Révolution : elle a été introduite dans les débats politiques par deux rapports lus devant la Convention seize mois après le début de la République, soit environ quatre ans et demi après le début de la Révolution :

- Le rapport Barère
- Le 8 pluviose an deux de la République (27 janvier 1794), Bertrand Barère, au nom du Comité de Salut public, lit devant la Convention un rapport sur les idiomes, proposant un décret qui met en cause quatre dialectes de notre pays : l’allemand, le bas-breton, le basque et l’italien (par l’allemand, il désigne l’alsacien, et par l’italien, le corse et le provençal de Nice).
- Dans son exposé des motifs, le rapporteur dénonce d’abord, àtrès juste titre, le bénéfice que retirent les tyrans de l’ignorance, et insiste lourdement, avec exagération, sur l’obstacle qu’oppose la diversité des idiomes àla diffusion des connaissances. Au passage, il traduit très justement en termes de langues du pays la revendication populaire de liberté et d’égalité en droits : « Il faut populariser la langue, il faut détruire cette aristocratie de langage qui semble établir une nation polie au milieu d’une nation barbare ». Cela fait, il énonce trois affirmations de principes :

  • dans la première, il assimile l’ignorance en général àla non-connaissance de la langue française ;
  • dans la deuxième, il déclare que les hommes libres se ressemblent tous ;
  • dans la troisième, il proclame que pour être citoyen, il faut obéïr aux lois.

- Ayant posé ces trois principes, le rapporteur dénonce les quatre dialectes qu’il met en cause comme des instruments de l’ignorance perpétuant le règne du fanatisme et de la superstition, et infère de cette dénonciation la nécessité de casser ces instruments.
- Les autres dialectes de notre pays trouvent grâce devant lui àcause du fait que la révolution a davantage progressé dans les territoires où ils sont parlés.
- Le décret proposé en conclusion du rapport affectait un instituteur àtoutes les communes de campagne des départements du Morbihan, du Finistère, des Côtes du Nord et àcelles de la Loire inférieure où l’on parlait le bas-breton, ainsi qu’àcelles des départements du Haut- et du Bas-Rhin, de la Corse, de la Moselle, du Nord, du Mont Terrible, des Alpes maritimes et àcelles des Basses-Pyrénées où l’on parlait le basque ; il chargeait cet instituteur de deux tâches : pendant neuf jours de la décade, enseigner la langue française àtous les enfants des deux sexes, et les décadis, lire et traduire vocalement, àl’attention des habitants des territoires des communes, les lois de la République, et d’abord celles concernant l’agriculture et les droits des citoyens.
- En vérité, ce décret ne décide rien qui soit de nature àréprimer les idiomes locaux aux communes concernées : il ne porte aucun préjudice, ni àl’alsacien, ni au bas-breton, ni au basque, ni au corse, ni au provençal de Nice, seuls idiomes locaux ou régionaux qu’il concernait.
- Mais l’exposé des motifs fait un très fort contraste avec le décret qu’il est censé justifier : le décret n’a rien de répressif, alors que l’exposé des motifs proclame la nécessité d’anéantir les patois au motif que ces paysans porteraient la responsabilité collective de ce que la Révolution semble stagner dans leur région !
- Relisons mieux cet exposé des motifs ; nous constatons que les trois affirmations qui y tiennent lieu de principes sont fausses toutes les trois :

  • la première constitue une flatterie àl’adresse des Français qui parlent français ; sa seule « preuve » est la démagogie ;
  • la deuxième est un artifice visant àobtenir une adhésion non critique ;
  • quant àla troisième, elle est particulièrement perverse : il est vrai qu’un citoyen doit obéïr aux lois, mais cette qualité ne suffit pas àcaractériser les citoyens : les sujets d’un monarque aussi obéïssent àdes textes qu’ils reconnaissent pour des lois bien qu’ils soient édictées par le tyran ! Ce qui caractérise un citoyen, c’est qu’il participe àla formation des lois auxquelles il obéït !

- Il ne nous intéresse pas ici de trouver des excuses àBertrand Barère pour la fausseté des arguments de son rapport, ni non plus pour ses appréciations, qui sont calomnieuses lorsqu’elles sont adressées àl’ensemble des personnes, femmes et hommes, qui parlent tel ou tel idiome : ce qui nous intéresse, c’est la signification politique de ce rapport relativement àla révolution.
- Exactement six mois plus tard, l’histoire confirmera la perversité du troisième des principes précédents : les poutchistes du 9 thermidor an deux de la République (27 juillet 1794), ainsi que les gouvernements ultérieurs de la France, mettront cet énoncé de principe en avant pour réprimer la Révolution et instituer l’inégalité : cela les conduira àétablir l’Empire de Napoléon Bonaparte.

- Le rapport de l’abbé Grégoire
- Le 16 prairial an 2 de la République (4 juin 1794), l’abbé Henri-Baptiste Grégoire a lu devant la Convention un Rapport sur la Nécessité et les Moyens d’anéantir les Patois et d’universaliser l’Usage de la Langue française.
- Quel est vraiment le contenu de ce rapport ?
- Deux idées sous-tendent son raisonnement : l’existence de la langue nationale serait incompatible avec l’existence des langues, dialectes et patois régionaux et locaux, et toute langue véhiculerait intrinsèquement et de manière univoque une représentation du monde qui ferait d’elle le moyen dont useraient naturellement les autorités d’un type déterminé dans l’exercice de leur pouvoir.
- Postulant alors que le français, notre langue nationale, est la langue de la liberté et des sciences, que les autres idiomes sont autant de supports des superstitions, autant de langues de la société féodale, il expose ses raisons de préférer le français et de renoncer aux langues, dialectes et patois régionaux et locaux.
- Ses raisons de faire du français la langue nationale sont que cela est nécessaire pour réaliser l’admissibilité de tous les Français àtoutes les places, pour que le peuple connaisse les lois, pour réaliser l’unité de langue sans laquelle l’amitié reste trop lâche, pour les progrès de l’agriculture, de l’économie rurale, des arts et des sciences, pour développer toutes les vérités, tous les talents et toutes les vertus, pour fondre les citoyens dans la masse nationale, pour simplifier le mécanisme de la machine politique et faciliter son jeu.
- Ses raisons de renoncer aux autres idiomes, et d’y mettre fin, sont que leur existence prolongerait l’ignorance de la langue française, que certains patois seraient impropres àtraduire les lois de la République, que tous feraient obstacle àl’amalgame politique, et que leur diversité serait une sorte de fédéralisme aussi néfaste que le fédéralisme qui combattait la République.
- Le rapport examine alors l’usage, en vigueur depuis les premières semaines de la République, de la traduction en idiome local des nouvelles lois : il juge cet usage utile, mais onéreux et impossible dans certains dialectes qu’il juge impropres àexprimer les idées de la République ; selon lui, la solution qu’apporte la traduction cessera, parce qu’au bout d’un certain temps, qu’il suppose devoir être assez bref, son usage ne fera que prolonger l’existence des dialectes et des patois : pour Grégoire, la traduction ne peut être qu’une solution transitoire, dont l’utilité ne dure que peu de temps.
- Tout cela conduit Grégoire àconclure àla nécessité de propager le français en persuadant les citoyens d’en faire leur langue quotidienne par tous les moyens de la culture, qu’il énumère ; dans cet esprit, il propose àla Convention d’inviter les citoyens compétents àconcourir àson perfectionnement, et tous les citoyens àuniversaliser son usage.
- Après avoir entendu ce rapport, la Convention décrète de l’adresser aux autorités constituées, aux sociétés populaires et àtoutes les communes de la République, et de confier au Comité d’Instruction publique la mission de présenter un rapport sur les moyens d’exécution pour une nouvelle grammaire et un vocabulaire nouveau de la langue française, et de présenter des vues sur les changements qui en faciliteront l’étude et lui donneront le caractère qui convient àla langue de la liberté.
- On le voit, le rapport Grégoire reste ancré sur l’idée que l’anéantissement des patois est nécessaire, mais ne propose aucune mesure qui permettrait de les anéantir réellement : sa seule proposition concrète est d’enseigner le français àtous les citoyens par tous les moyens de la culture (chant, littérature, théâtre,...) ; il croit que la généralisation de l’usage du français conduira mécaniquement et rapidement àanéantir les patois, alors que non seulement l’expérience des siècles passés, mais l’expérience même du siècle des Lumières, des évènements pré-révolutionnaires et des quatre premières années (et demie) de la Révolution apportent la preuve qu’il n’en est rien ; or, l’abbé Grégoire était un homme de grande connaissance et un très fin politique : pour moi, je doute que cette erreur soit l’expression du fond de sa pensée : si Grégoire présente devant la Convention nationale une thèse aussi contradictoire, s’il justifie une mesure juste, vraie et de progrès réel (la généralisation d’une langue qui était véritablement devenue une très belle langue littéraire et un des principaux véhicule du progrès de la philosophie, des sciences et des techniques) au moyen d’arguments aussi parfaitement faux que l’impossibilité du bilinguisme, j’y vois plutôt un effet de la pression résultant du drame vécu alors par la nation, et qui allait connaître un mois et demi plus tard, le 9 thermidor an 2 de la république (27 juillet 1794), un des développements les plus sanglants que notre histoire ait connu : je doute de la véracité de ce rapport, des raisons politiques pour lesquelles il a été présenté, et je doute de l’orientation que l’abbé Grégoire donnait àson mandat de représentant du peuple ! Selon moi, les historiens doivent reprendre l’analyse des travaux du Comité d’Instruction publique, de la place que ces travaux occupent dans les évènements de la Révolution et du rôle que l’abbé Grégoire lui-même y a joué.

7- Anéantir les patois : la décision de passer aux actes

- C’est en vérité le 2 thermidor an 2 de la République (20 juillet 1794), exactement sept jours avant le coup d’Etat contre-révolutionnaire du 9 thermidor an 2 de la République, que fut pris le premier décret portant un préjudice réel aux paysans qui parlaient les langues, dialectes ou patois régionaux ou locaux : ce décret interdisait la traduction des lois et la rédaction des actes publics en un autre idiome que français.
- Ce décret rompait en effet un ensemble de relations essentielles àla République nouvelle-née : par la traduction systématique des lois et des actes publics, pratiquée depuis le début de la session de la Convention et jusqu’àce jour, les paysans ne parlant pas le français pouvaient commencer de participer àla vie politique de la nation, et certains l’avaient effectivement commencé ; ce décret les a rejetés hors de la vie politique, les replaçant sous le statut qui était le leur sous l’Ancien Régime ; quel meilleur renfort la contre-révolution pouvait-elle espérer ? Et quel était le parti de ceux qui ont argumenté et fait adopter ce décret ?

- Résumons-nous : en France, la langue française était d’abord, sous l’Ancien Régime, langue du Roi, et pour cette raison langue de la politique du royaume : mais seuls, le roi, quelques conseillers et quelques membres de la haute noblesse employaient pleinement cette langue dans sa fonction de langue de la politique : ils étaient très peu nombreux ; c’est l’évolution politique et culturelle du royaume qui a progressivement fait de la langue du roi la langue de l’économie, la langue de la poésie et de la littérature, puis celle de la science et de la philosophie, enfin, àla veille de la Révolution, celle de la politique qui impliquait tous les sujets du royaume ; il faut noter que la langue française acquérait ces fonctions nouvelles sans en évincer aucun des autres idiomes du royaume.
- Ensuite, c’est en démantelant le royaume que la Révolution a donné àla langue française le caractère national que nous lui connaissons : elle l’a fait sans interdire aux citoyens l’usage des autres idiomes du pays, en favorisant au contraire la fonction de traduire du français aux autres idiomes et de ces autres idiomes en français.
- Enfin, c’est le 2 thermidor an 2 de la République que la Convention a fermé l’accès des membres du peuple àla vie publique, en interdisant la traduction des textes adoptés par la Convention nationale dans les idiomes locaux.
- L’idée que l’usage des parlers locaux et régionaux devrait être banni de la vie publique est née de cette interdiction de traduire, et c’est aussi le cas de toutes les réticences àparler patois que nous pouvons observer dans les deux siècles qui ont suivi : je pense que l’entreprise de réprimer les langues locales et régionales de France est d’essence contre-révolutionnaire, impérialiste : il est faux de l’imputer àla Révolution ou àla République ; elle est l’œuvre de la Contre-révolution.

8- Conclusion :

- le français est devenu langue nationale sans écraser les autres langues, dialectes et patois parlés en France ;
- la révolution a impliqué tous les idiomes de France dans le camp révolutionnaire comme dans le camp contre-révolutionnaire ;
- pendant ses deux premières années, de l’automne de 1792 àl’été de 1794, la république prenait logiquement des mesures démocratiques pour enseigner la langue de la politique nationale, le français, àtoutes les citoyennes et àtous les citoyens, et cet enseignement ne portait aucun préjudice aux autres langues, dialectes et patois de France.
- la seule décision de la Convention portant un préjudice aux autres langues, dialectes et patois de France est le décret du 2 thermidor an 2 de la République (20 juillet 1794), pris sept jour exactement avant le coup d’Etat du 9 thermidor an 2 de la République, et ce sont les auteurs de ce coup d’Etat qui l’ont mise àexécution, du même coup par lequel ils mettaient fin àla Révolution, excluaient les prolétaires de la vie publique et transformaient la République en une dictature ouverte : la répression des langues, dialectes et patois régionaux et locaux de France est œuvre contre-révolutionnaire.
- Mais le coup d’Etat du 9 thermidor an 2 de la République n’a pas mis fin àla revendication populaire de participer àla vie politique de la nation ; par conséquent, celle de parler la langue de la politique nationale, le français, a survécu au massacre ; les travailleurs l’ont portée sur le plan de leur vie privée ; pour eux, c’était une composante de leur revendication de la République, qu’ils n’ont jamais dissociée de leur revendication sociale : cela les a conduits àchanter la révolution dans leurs propres langues, et notamment àtraduire l’Internationale en languedocien, en bas-breton...

1 Message

  • Très bon texte.
    Il me semble que le 2 thermidor, Robespierre est absent de la convention et du comité de salut public (il s’absente plusieurs jours avant le 8, pour se reposer ; j’ai entendu un historien radiophonique supposer qu’il fait alors une dépression, car il sait que, si la république est victorieuse, la révolution est perdue, car il ne voit pas comment éviter le césarisme (ne disposant pas, aurait dit Marx, d’un parti communiste agissant) ; les poutschistes attendaient juste son retour pour agir contre lui)
    Auquel cas, le texte est voté en son absence, ce qui signifie aussi peut-être en l’absence, ou dans le désarroi, de ceux qui le soutiennent... Mais c’est àvérifier.

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