En 1789, la confrontation entre bourgeoisie et noblesse assure presque la victoire de la bourgeoisie, mais pas totalement. L’étude des phénomènes de monétarisation des échanges à l’époque moderne donne un éclairage assez intéressant pour le cas français, surtout comparé au cas anglais.
Comme je l’ai écrit, les riches anglais obtiennent très tôt, dès le XVme siècle dans le Norfolk, où cela semble apparaître, la monétarisation des droits féodaux, jusque-là payés en nature. Le droit féodal subit alors la dévaluation monétaire, ruinant ceux qui le perçoivent, les seigneurs, et libérant d’un poids trop lourd ceux qui doivent s’en acquiter, les propriétaires capitalistes.
Le cas français est différent. Durant les XVIeme, XVII et XVIIIme siècles, la plupart des nobles français refusent la monétarisation des droits féodaux, et continuent à les exiger en nature. Plusieurs raisons à cela, notamment la proximité de l’exemple anglais, connu des nobles français par les nombreux liens matrimoniaux et lignagiers entre les noblesses des deux pays, mais aussi le poids du Clergé romain, qui refuse de percevoir la dîme autrement qu’en nature, car les fins lettrés que sont les ecclésiastiques connaissent pertinemment, et les craignent, les phénomènes de dévaluation monétaire, dont les auteurs antiques leur parlent dans plusieurs des œuvres venues jusqu’à nous.
Ce paiement en nature est souvent vu, de nos jours, comme une marque d’archaïsme, la monnaie étant souvent considéré comme la modernité. Mais qui a écrit cette histoire, et chargé ces pratiques d’échange de notions d’archaïsme ou de modernité ? Les historiens bourgeois du XIXme siècle, bien sà »r.
Au XVIIIme siècle, la bourgeoisie française est à la fois jalouse et admirative de la puissance de sa consoeur anglaise. Toutes les œuvres bourgeoises de ce siècle, et Montesquieu comme Voltaire en sont de bons exemples, consistent à admirer le système social anglais. Les bourgeois français ne cessent pas, notamment, de revendiquer la monétarisation du paiement des droits seigneuriaux.
Et, au fond, qu’est-ce que le décret du 4 aoà »t 1789 ? La possibilité du rachat, donc, la monétarisation de la possession elle-même du droit seigneurial, ce qui ne peut manquer d’amener la monétarisation de son règlement. Quoiqu’il en soit, le décret du 4 aoà »t est un vrai changement du point de vue des bourgeois : ce que la noblesse leur refusait depuis deux siècles, le paiement en monnaie, elle le leur cède d’un seul coup.
Je ne pense pas que les paysans soient ignares ou en-dehors de la société au point que ces débats leur échappent : dans cette société, ils sont les plus nombreux ; ils devaient bien voir que la bourgeoisie n’avait pas la volonté de mettre fin à sa domination, mais seulement de monétariser les droits seigneuriaux, dont elle ne remettait pas réellement en cause l’existence.
Or, les paysans devaient ressentir cette monétarisation comme un danger : ils savaient bien que les bourgeois allaient ensuite imposer la monétarisation générale de tous les échanges, ce qui ouvrait le problème du réglement en argent, toujours plus difficile qu’un règlement en nature, surtout que la monnaie ne circulait que très mal dans les couches les plus basses de la société.
Le 4 aoà »t donne à la bourgeoisie, d’un seul coup, le droit de racheter les droits féodaux : Voilà que s’ouvre pour elle-même la possibilité de percevoir les droits seigneuriaux ! Le 4 aoà »t réalise, à terme, l’union de la bourgeoisie et de la noblesse, possédant des droits seigneuriaux, contre le reste de la population, qui doit les acquitter, et les acquitter en monnaie exclusivement. La suite de la révolution est justement la lutte du peuple pour abolir ces droits, et s’en débarrasser définitivement.
Les paysans qui se révoltent et détruisent les titres de la propriété nobiliaire en 1788, à mon sens, anticipent ces phénomènes qu’ils sentent à l’oeuvre, et tentent de les prévenir. Pour eux, le décret du 4 aoà »t 1789 a donc été une régression.