La matière
L’humain prend d’abord connaissance de la matière,
- par les besoins qu’il a de se nourrir, d’être propre, de se vêtir, de s’abriter ou d’habiter ;
- par le travail qu’il doit appliquer à la matière pour satisfaire ses besoins ; ces travaux sont divers et vont de la chasse, de la pêche et de la cueillette à l’élevage, aux labours et aux récoltes, à la cuisson des aliments, à l’extraction des minéraux, à la construction des maisons, à toutes les tâches matérielles de l’agriculture et de l’industrie humaines...
Prenant cette connaissance, il constate tout ce qui fait qu’il est lui-même un animal, en même temps que s’impose à lui l’évidence qu’il est autre chose qu’un animal : cela lui pose une première question spécifique :
l’humain, qui est un animal sans être un animal, qu’est-ce que c’est ?
Cette question détourne l’humain de ce qui l’entoure et le tourne vers lui-même : elle fonde la connaissance réflexive.
l’esprit
Observant tout ce qui le rattache au règne animal et tout ce qui le distingue des animaux, l’humain prend conscience de l’esprit sans pouvoir placer une quelconque matière sous ce nom ; cette prise de conscience le place d’abord devant un mystère, c’est-à -dire devant une question qu’il ne sait pas résoudre :
l’esprit, cette chose immatérielle, qu’est-ce que c’est ?
la philosophie naît des efforts que fait l’humain pour répondre à cette question : la poser en est donc un acte fondateur.
En première approche et en première approximation, les efforts que fait l’humain pour y répondre n’impliquent pas son corps : ils semblent immatériels.
Si nous en restons à cette première approximation, nous devons considérer que l’effort fait par l’humain pour comprendre ce qu’est l’esprit est un effort de l’esprit : il a pour objet une observation réflexive de l’esprit. Il faut noter que lorsque l’humain se livre à cette observation, il connaît déjà la matière.
Ce n’est que récemment, relativement à l’histoire de l’humanité, que l’humain a découvert les liens nécessaires qui rattachent les efforts de son esprit à son corps ;
la nécessité de ces liens est telle que diverses défaillances du corps ont pour conséquence l’impossibilité faite à l’esprit de produire un effort ;
l’humain a inscrit cette nésessité dans diverses exigences, historiquement et socialement plus ou moins bien respectées : l’antique représentation de l’être humain bien éduqué comme un esprit sain dans un corps sain, la revendication que François Rabelais adressait dès notre Moyen Age aux éducateurs, d’instruire les enfants pour qu’ils aient une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine en témoignent chacune contradictoirement...
Le rassemblement de diverses questions en une discipline autonome, puis le développement de cette discipline, la philosophie, s’est produit avant que l’on comprenne que des liens indissociables unissent l’effort de l’esprit au corps humain :
la formation de la philosophie nous a donné à concevoir que c’est au moyen d’un effort de l’esprit que l’humain cherche à comprendre ce qu’est l’esprit, et que cette recherche produit la philosophie.
Née du mouvement réflexif de connaissance, la philosophie garde la réflexivité dans son essence féconde :
cher lecteur, il t’est arrivé très certainement plus d’une fois de t’interroger sur une question qui t’était posée : le mouvement de ta pensée qui formait cette interrogation est un mouvement profond et essentiel de la philosophie ; chaque fois que tu t’interrogeais de cette manière, de questionner ton partenaire sur la question qu’il venait de te poser pouvait vous engager tous les deux dans un dialogue philosophique dont la fécondité ne dépendait que de vous deux.
Il se montre ici que les sources du mouvement qu’est la pensée philosophique sont très largement réparties parmi les humains : quiconque pose une question prend le risque d’en faire jaillir une.
Il sera bon de s’interroger sur les raisons qui peuvent pousser à voir un danger dans ce risque, sur les raisons qui poussent certains à se sentir menacés par ce danger, qui les engagent à le conjurer et sur la légitimité des mesures qu’ils prennent pour cela.